Démographe
LA POPULATION « MUSULMANE » AURAIT-ELLE DIMINUÉ CES DERNIÈRES ANNÉES ?
13 décembre 2020
Dans l’ouverture de son livre publié en 2017 – Avec l’immigration. Mesurer, débattre, agir[1] – François Héran se livrait à une estimation de la population d’origine étrangère et de celle « d’origine musulmane ».
Comme il s’agissait d’une estimation au doigt mouillé, il ne s’embarrassait pas de donner une date précise, ni ses sources (il aurait été bien en peine de le faire), ni même de préciser le champ géographique (France métropolitaine ou France entière), sans parler de la méthodologie :
"un quart de la population est liée à l'immigration sur une ou deux générations". Et il ajoute, toujours au doigt mouillé, sans plus d'explications, comme si cela allait de soi : "dont une moitié environ, soit le huitième de la population, a une origine musulmane".
Plus récemment dans une conversation avec Marcel Gauchet sur la liberté d’expression dans Philomag[2], il déclarait :
« Les immigrés et leurs enfants nés sur place représentent environ 23 % de la population du pays. Sur ce nombre, 40 % sont originaires de pays musulmans, dont la moitié dit accorder de l’importance à la religion dans leur vie quotidienne. Soit quelque 3 millions de croyants. Les djihadistes représentent au plus un millième d’entre eux. Le lien entre immigration et terrorisme existe, mais il est ténu ».
Deux millions d’apostasies en trois ans ?
Supposons que François Héran parle de la dernière année pour laquelle on aurait des statistiques, si elles existaient ; soit 2016 pour son livre de 2017 et 2019 pour ses déclarations à Philomag. Laissons de côté pour l’instant la manière dont il parle tantôt de personnes « d’origine musulmane » tantôt de personnes « originaires de pays musulmans » et supposons qu’il s’agit d’un ensemble de personnes qui seraient musulmanes pour simplifier, en ajoutant des guillemets. Et voyons ce que cela donnerait France entière.
Sur les 66,6 millions d’habitants en 2016, un quart de population d’origine étrangère équivaut à 16,7 millions, dont la moitié, donc près de 8,4 millions, serait « musulmane ».
Sur les 67,0 millions d’habitants en 2019, 23 % équivaut à 15,4 millions dont 40 %, c’est-à-dire 6,2 millions, seraient « musulmans ».
Nous aurions donc perdu un peu plus de 2 millions de « musulmans » en trois ans.
Musulmans, d’origine musulmane ou originaires de pays musulmans ?
François Héran n’était pas très disert dans son livre sur ce qu’il fallait entendre par « d’origine musulmane » : la religion des parents ? L’expression laisse entendre qu’il n’inclut pas les convertis, ceux qui n’ont aucun parent musulman, lesquels représentaient 5 % de la population musulmane âgée de 18-50 ans interrogée dans l’enquête Trajectoires et origines (Teo) de 2008.
La formule « originaires de pays musulmans » n’est pas très heureuse. Si on la prend au pied de la lettre, cela impliquerait de compter les originaires du Sénégal et du Mali mais pas ceux de Côte d’Ivoire ou du Togo lorsqu’ils sont musulmans. Sans parler des Tchétchènes venus de Russie. Là encore, ceux qui sont d’origine française (nés de deux parents nés en France), sont en principe exclus.
Mais la formule « dont la moitié dit accorder de l’importance à la religion dans la vie quotidienne » laisse à penser que c’est bien des musulmans, sans guillemets, dont François Héran parle. L’importance accordée à la religion est sans objet pour ceux qui n’en ont pas. D’ailleurs, dans l’enquête Teo de 2008, seuls les enquêtés qui avaient déclaré avoir une religion étaient invités à répondre à la question : Quelle importance accordez-vous aujourd’hui à la religion dans votre vie ?
Je ne connais pas d’enquête plus récente qui ait collecté cette information. Ce sera sans doute le cas de Teo2 dont le terrain a été étalé sur dix-sept mois (juillet 2019-novembre 2020) et dont l’exploitation n’a pas commencé.
En 2008, 49 % des personnes âgées de 18-50 ans qui s’étaient déclarées de religion musulmane disaient accorder beaucoup d’importance à la religion. Seuls 6 % disaient n’y accorder aucune importance. La ferveur était encore plus grande chez les plus jeunes : 56 % des 18-27 ans disaient accorder beaucoup d’importance à la religion et 3 % seulement n’en accorder aucune[3]. Douze ans plus tard, au moment de la deuxième enquête Teo, ils ont à peu près 30-39 ans. Si cette plus grande ferveur religieuse est un effet de génération et si les plus jeunes sont au moins aussi fervents qu’eux, l’importance accordée à la religion aura augmenté entre 2008 et 2020. Il est donc audacieux d’appliquer aujourd’hui à une estimation au doigt mouillé du nombre de musulmans une proportion vieille de douze ans.
Par ailleurs, pour François Héran, est déclaré croyant, le musulman qui accorde une grande importance à la religion et non pas « de l’importance », contrairement à ce qu’il laisse entendre.
Des accidents de voiture aux djihadistes
Si François Héran n’a pas le moyens de connaître le nombre de musulmans en France, faute de données fraiches sur un sujet en pleine évolution a fortiori celui de djihadistes, il pouvait connaître, lors de l’entretien à Philomag, le 3 décembre dernier, la part de population d’origine étrangère en France, d’après les tableaux mis en ligne le 29 juin dernier par l’Insee sur les immigrés et les nés en France d’au moins un parent immigré. Cela lui aurait permis de calculer, comme je l’ai fait, la proportion de personnes d’origine étrangère sur deux générations : 21,4 % en France (hors Mayotte)[4].
Mais, visiblement, dans Philomag, François Héran cherche, par un effet de cascade, à évaluer le nombre de djihadistes : 6 millions de « musulmans », 3 millions de croyants, dont un sur mille au plus serait djihadiste, soit 3 000. S’il avait, par exemple, compté comme « croyants », ceux qui déclaraient en 2008 accorder assez ou beaucoup d’importance à la religion, le nombre de croyants s’en serait trouvé augmenté : 4,7 millions au lieu de 3 millions. Et nous nous serions retrouvés avec 1 700 djihadistes en plus !
Ces calculs de coin de table en cascade, qui débouchent sur un nombre de djihadistes tout au plus de 3000, permettent à François Héran, par une divine coïncidence, de filer la comparaison avec les accidents de la route : « Le lien entre immigration et terrorisme existe, mais il est ténu. Il me fait penser au processus qui transforme des millions d’automobilistes en conducteurs imprudents, une partie en chauffards incontrôlables et une fraction en meurtriers (causant 3 200 morts par an). » Conclusion : si l'on n’interdit pas la voiture, on ne peut interdire l’immigration.
La coïncidence est si heureuse que je me suis laissée aller à penser que François Héran avait commencé son estimation dans l’autre sens. Partir de la comparaison avec l’automobile était trop tentant.
Mais il va devoir expliquer comment on est passé en trois ans de 8,4 millions à 6,2 millions. Wikipédia va devoir mettre à jour sa note sur le sujet, dans laquelle il est écrit que « les évaluations les plus récentes se situent dans une fourchette allant de 4,1 millions de musulmans (selon une estimation de l'Observatoire de la laïcité en 2019) à 8,4 millions de personnes ayant une « origine musulmane » (selon une estimation de François Héran en 2017) en fonction des méthodes de calcul retenues pour les estimations »[5]. Il n’est pas sûr qu’Abdallah Zekri, délégué général du Conseil français du culte musulman, qui avait volontiers adopté le chiffre de 8 millions – on comprend bien pourquoi –, soit ravi des nouvelles estimations de François Héran. Interrogé sur la question du voile, il déclarait sur France info le 28 octobre 2019 : « Il y a à peu près 8 millions de musulmans en France, dont 3 millions de femmes. »[6].
Comment expliquer la crédulité, le manque d’exigence et l’aveuglement des commentateurs, des « factcheckeurs » que l’on n’a guère entendus sur le sujet et de tous ceux qui reprennent des chiffres aussi mal établis ? Sans doute par un mélange de révérence due aux titres de ceux qui les produisent et de respectabilité acquise par leur positionnement idéologique. Sans oublier la satisfaction que beaucoup tirent de ces estimations douteuses. Ainsi a-t-on pu adhérer aux huit millions de musulmans parce que cela donne de l’importance et permet de dramatiser l’urgence des revendications (c’est le cas d’Abdallah Zekri) ou parce que c’est un chiffre à la hauteur des inquiétudes que l’on éprouve.
[1] La Découverte, 300 p. Ma critique du livre est ici : http://www.micheletribalat.fr/434831497.
[2] « Marcel Gauchet-François Héran : la liberté d’expression a-t-elle des limites ? » , 3 décembre 2020, https://www.philomag.com/articles/marcel-gauchet-francois-heran-la-liberte-dexpression-t-elle-des-limites.
[3] Voir tableau 15, p. 131, dans : Michèle Tribalat, Assimilation, la fin du modèle français, L’Artilleur, 2013, 349 p.
Patrick Stefanini
13.12.2020 13:21
Sur une question qui est au cœur de bien des débats - le nombre de musulmans en France- merci de votre précision
Dott. Dell Chianti
13.12.2020 12:08
Curieux. M. Héran, professeur Collège de France, auteur d'un doctorat sur l'herméneutique de la paella ,est élève de Normale Sup'. Depuis qu'il y a des normaliens partout, rien n'est plus normal...