Démographe
L'HISTOIRE DES STATISTIQUES ETHNIQUES RACONTÉE PAR L’INSEE
« La lucidité rétrospective et le courage rétroactif sont l’une des formes de la connaissance inutile. »
« La vie est un cimetière de lucidités rétrospectives. »
Jean-François Revel, La connaissance inutile, Grasset, 1988.
3 juillet 2020
En janvier 2020, l’Insee a créé un blog censé « étendre, par un canal de diffusion nouveau, la capacité de l’institut à exercer sa mission, qui est d’éclairer le débat économique et social, de faire valoir les enseignements qu’on peut tirer de l’exploitation des statistiques et ses limites, de faire connaître les travaux de l’institut au-delà de ses utilisateurs usuels et de lutter contre la propagation d’informations fausses ou détournées ». L’Insee compte ainsi contribuer au débat public par des contenus pédagogiques à destination d’un public moins averti que les lecteurs de ses publications « avec les soucis d’indépendance et de rigueur qui sont la marque de l’Insee »[1].
Pourquoi pas ? Mais ce blog ressemble, en l’état, à un monologue puisqu’aucune place n’est laissée aux commentaires et questions des lecteurs potentiels.
Le dernier texte (31 juillet 2020) mis en ligne est signé par Sylvie Le Minez de la Direction des statistiques démographiques et sociales et porte sur les statistiques ethniques avec l’ambition de faire connaître ce que fait la statistique publique sous l’intitulé suivant : Oui, la statistique publique produit des statistiques ethniques. Panorama d’une pratique ancienne, encadrée et évolutive[2]. Sylvie Le Minez, visiblement mal informée, nous raconte une légende douce aux oreilles des apparatchiks de l’Insee. Si je résume, l’Insee produit des statistiques ethniques depuis longtemps et se serait particulièrement bien adapté aux évolutions de la société en répondant présent lorsque des innovations méthodologiques étaient nécessaires. C’est pourquoi la France se trouverait si bien dotée aujourd’hui pour produire « des données et des études d’une grande richesse […] sur les immigrés et leurs descendants couvrant des domaines variés de la vie sociale ».
Les statistiques sur l’origine des personnes seraient pour certaines, très anciennes…
Pour justifier cette précocité formidable de l’Insee, l’astuce consiste à rapatrier dans la catégorie « statistiques ethniques », des informations basiques figurant dans les recensements depuis plus de cent ans sur la nationalité (de naissance ou par acquisition, selon des formules qui ont varié dans le temps) et le pays de naissance. « Ces informations, écrit Sylvie Le Minez, permettent de dénombrer les personnes selon leur origine depuis longtemps. On peut ainsi étudier la population des immigrés selon la définition, particulière à la France[3], adoptée en 1991 par le Haut Conseil à l’intégration (i.e. les personnes nées étrangères à l’étranger et résidant en France). » On remarquera que l’Insee est incapable de justifier méthodologiquement la catégorie « immigrés » et a besoin de se référer au HCI pour sanctifier son usage. La recommandation du HCI fait suite à mon intervention dans le cadre du groupe statistique présidé par Anicet Le Pors sur un argumentaire méthodologique[4] et non pour répondre à l’esprit du temps (qui n’était pas encore à se préoccuper de statistiques ethniques, loin de là !). Si l’Insee se réfère au rapport du HCI de 1991, c’est bien qu’avant cette date il ne connaissait pas la catégorie « immigrés », ce qui dément l’intérêt si ancien de l’Insee pour l’étude des origines. D’ailleurs cette mise en œuvre de la catégorie « immigrés » a été laborieuse, malgré mes efforts, puisque le document produit par l’Insee sur les résultats du recensement de 1990 s’intitulait : « Recensement de la population de 1990, Nationalités, Résultats du sondage au quart ». La catégorie « immigrés » n’y figurait nulle part, même si elle pouvait être reconstituée à partir de différents tableaux. C’est encore, au début des années 1990, la nationalité qui est privilégiée. Il faudra attendre 1996 pour que l’Insee publie rétrospectivement l’évolution de la population immigrée depuis 1911[5] et la publication du recensement de 1999 pour que l’usage de la catégorie « immigrés » se banalise. L’avantage, pour l’Insee, était que cette évolution ne l’obligeait pas à modifier le bulletin individuel de recensement, mais seulement à l’exploiter autrement. On ne parlait pas alors de statistiques ethniques ou de diversité à propos de cette nouvelle manière d’exploiter des renseignements collectés dans le recensement depuis si longtemps.
… Et l’Insee se serait adapté de bon cœur à l’étude de la génération née en France
Mais l’Insee a encore plus traîné les pieds quand il s’est agi d’étendre l’observation à la génération des enfants d’immigrés, car il fallait alors introduire des questions supplémentaires sur les parents qui lui faisaient peur. En témoignent les réticences, obstructions et manœuvres dilatoires de l’Insee pour la mise en oeuvre de l’enquête Mobilité géographique et insertion sociale (MGIS) de l’Ined, enquête pour laquelle il avait pourtant consenti à prêter son concours (réseau d’enquêteurs) et qui a quand même été réalisée en 1992. L’Insee avait d’abord refusé d’introduire une question sur le pays de naissance des parents dans son enquête Famille de 1990 qui aurait pu servir de base de sondage. Il faudra attendre celle de 1999 pour qu’il saute le pas[6]. J’ai raconté dans le détail les péripéties de cette enquête dans mon livre sur les statistiques ethniques[7]. Qu’il suffise ici de rappeler que, lors de la réunion des directeurs régionaux, le 26 juin 1992 à l’Ined, pour une enquête qui devait être lancée deux mois plus tard, certains d’entre eux nous apprirent qu’ils avaient reçu un coup de téléphone de la Direction générale leur expliquant que cette enquête n’aurait pas lieu. C’est donc bien injustement que l’Insee s’attribue une clairvoyance qu’il est loin d’avoir eue sur la nécessité de produire des données sur les origines qui aillent au-delà de celles des immigrés. S’il est vrai qu’il a commencé à introduire les questions utiles sur les parents dans les années 2000, notamment avec l’enquête Formation, Qualification professionnelle de 2003, puis l’enquête Emploi de 2005 et l’enquête Logement de 2006, c’est aussi parce qu’il disposait alors d’un argumentaire moralement convenable : celui des discriminations. L’Insee a considéré que le risque pour sa réputation était suffisamment faible pour qu’il se lance. D’ailleurs, Sylvie le Minez explique comment ces nouvelles préoccupations ont donné à l’Insee la justification morale qui lui manquait jusque-là: « Ce qui sous-tend cette demande de statistiques ethniques est souvent le souhait de mesurer les discriminations et d’aider à la définition des politiques publiques. Mais l’objectif peut être plus large : connaître la diversité des situations individuelles et mesurer les inégalités. Une autre motivation peut être d’évaluer l’apport des migrations à la population française. On n’imagine évidemment pas qu’une telle demande puisse être alimentée par des présupposés racistes. » Convaincu d’agir pour la bonne cause, l’Insee accepte que, dans l’enquête Trajectoires et origines 2 de l’Ined et de l’Insee actuellement sur le terrain, soient aussi posées des questions sur le pays et la nationalité de naissance des grands-parents.
Quant à la grande diversité des statistiques ethniques qui seraient désormais accessibles grâce à la statistique publique, elle fait pâle figure, notamment en matière de séries temporelles, face à ce que produisent nos voisins d’Europe du Nord qui ont la chance, il est vrai, de disposer de registres de population. Sans parler de l’accessibilité des données qui n’est pas une préoccupation majeure de l’Insee, tout visiteur du site de l’Insee a pu s’en rendre compte.
Les données actuellement diffusées sur la génération née en France d’au moins un parent immigré résulte d’un bricolage à partir des données de l’enquête Emploi pour les 15 ans+ et de celles des enquêtes annuelles de recensement pour les moins de 15 ans et ne permettent pas de descendre à des échelons infranationaux, pourtant d’un intérêt majeur. Ces données seraient grandement améliorées si elles pouvaient être tirées des enquêtes annuelles de recensement. Ce qui suppose d’introduire des questions sur le pays et la nationalité de naissance des parents, ce que l’Insee refuse alors que la Cnil y est pourtant favorable. C’est pourquoi Sylvie Le Minez est muette sur le sujet.
[1] Présentation non datée de Jean-Luc Tavernier, Directeur général de l’Insee, https://blog.insee.fr/pourquoi-un-blog/.
[3] Non, cette définition n’est pas particulière à la France puisqu’elle la partage avec les Etats-Unis.
[4] Argumentaire publié dans le Population & Sociétés n° 241 de 1989 sous le titre « Immigrés, étrangers, Français : l’imbroglio statistique », 4p. https://www.ined.fr/fr/publications/editions/population-et-societes/immigres-etrangers-francais-l-imbroglio-statistique/
[5] Fabienne Daguet, Suzanne Thave, « La population immigrée ? Le résultat d’une longue histoire », Insee Première, n° 458, juin 1996, 4p. https://www.epsilon.insee.fr/jspui/bitstream/1/873/1/ip458.pdf
[6] Mais contrairement à ce qu’écrit Sylvie le Minez, seul le pays de naissance des parents avait été introduit et non la nationalité de naissance.
[7] Michèle Tribalat, Statistiques ethniques, une querelle bien française, L’Artilleur, 2016, 367 p.
Jean-Pierre Baux
02.12.2020 20:20
Belle mise au point.
reith
04.08.2020 09:34
Faudrait que je retrouve les noms des 4 ou 5 démographes statisticiens foutus à la porte par Ballamou...C'était un article du Canard...