Démographe
George J. Borjas, économiste du marché du travail américain, très grand spécialiste de l'immigration, a bien voulu me laisser publier cette traduction de son article paru dans le New York Times en février dernier. Cette traduction a été publiée dans Le Figarovox du 3 juillet 2017. Il m'a semblé que l'argumentation de George J. Borjas méritait d'être connue des Français.
Le débat sur l’immigration dont nous avons besoin
New York Times, 27 février 2017
Le premier mois de l’administration Trump a déjà changé l’orientation du débat sur l’immigration et d’autres changements sont à venir. Pour l’instant, les décrets et les expulsions sont les principaux sujets de discussion. Mais la bataille sur la quantité de réfugiés à accueillir et la manière de les sélectionner au mieux cache les vrais enjeux du débat.
Les modifications de toute politique sociale ne profitent pas également à tous et la politique migratoire ne fait pas exception. Je suis un réfugié qui a quitté Cuba en 1962. Je n’ai pas seulement une grande sympathie pour les immigrants qui souhaitent améliorer leur vie, je suis aussi la preuve vivante que la politique migratoire peut profiter énormément à certaines personnes. Mais je suis aussi un économiste particulièrement conscient des compromis qu’elle suppose. C’est inévitable, l’immigration n’améliore pas le bien-être de tous. Il y a des gagnants et des perdants, et nous devrons faire des choix difficiles. L’amélioration des conditions de vie des immigrants a un prix. Quel est le prix que les Américains sont prêts à payer et qui paiera ?
Cette tension imprègne le débat sur l’effet de l’immigration sur le marché du travail. Ceux qui sont favorables à plus d’immigration soutiennent que les immigrants occupent des emplois dont les natifs américains ne veulent pas. Mais nous savons tous que le prix du gaz baisse quand l’offre s’accroît. Les lois de l’offre et de la demande ne s’évaporent pas lorsqu’on parle du prix du travail plutôt que du prix du gaz. Aujourd’hui, les abus très documentés du programme H-1B, comme cela a été le cas avec les salariés de Disney qui ont dû former les immigrants chargés de les remplacer, auraient dû mettre fin à l’idée selon laquelle l’immigration ne nuit pas aux natifs avec lesquels ils entrent en compétition.
Au cours des 30 dernières années, une part importante des immigrants, à peu près un tiers, étaient des personnes qui n’avaient pas terminé leurs études secondaires. Ce furent donc les travailleurs américains peu qualifiés en place qui payèrent le prix de l’entrée de millions de travailleurs. Leurs salaires subirent une baisse allant jusqu’à 6 %. Ces Américains peu qualifiés comprenaient de nombreux Noirs et Hispaniques, mais aussi des immigrants arrivés auparavant.
Mais, la baisse du salaire des uns c’est aussi plus de profit pour d’autres. La croissance de la rentabilité que connaissent de nombreux employeurs augmente la taille du « gâteau » économique qui revient aux natifs d’environ 50 milliards. Aussi, comme le soulignent ceux qui sont favorables à plus d’immigration, celle-ci peut accroître la richesse globale des Américains. Mais ils évitent d’évoquer les compromis sous-jacents : ceux qui occupent des emplois également recherchés par les immigrants sont les perdants.
Ils évitent aussi de parler de l’effet secondaire de cette immigration peu qualifiée qui réduit les 50 milliards de richesse gagnée. La National Academy of Sciences a estimé récemment l’impact de l’immigration sur les budgets gouvernementaux. Au cours d’une année, les familles d’immigrants représentent une charge fiscale, principalement en raison de leurs faibles revenus et de leur accès plus fréquent aux programmes gouvernementaux tels que les frais de santé à la charge de l’État. Une comparaison des dépenses et des contributions de ces familles a montré qu’elles étaient à l’origine d’un déficit compris entre 43 et 299 milliards selon les hypothèses.
Même l’estimation la plus prudente du déficit fiscal efface l’essentiel des 50 milliards de contribution à la richesse globale des natifs. Visiblement, la taille du gâteau économique qui revient aux natifs change peu après que l’immigration a augmenté de 15 % le nombre de travailleurs. Mais le partage du gâteau change incontestablement : moins pour les travailleurs, plus pour les employeurs.
Le débat sur l’immigration devra aussi s’intéresser à l’impact de long terme sur la société américaine, soulevant la lourde question de l’assimilation des immigrants. Le rythme auquel le statut économique des immigrants s’améliore dans le temps s’est visiblement réduit dans les décennies récentes. L’immigrant représentatif des années 1970 pouvait s’attendre à une amélioration importante au cours de sa vie par rapport aux natifs. Aujourd’hui, l’immigrant connaît en moyenne un progrès économique quasi-inexistant.
Une partie du ralentissement de l’assimilation est liée au développement d’enclaves ethniques. Les nouveaux immigrants qui retrouvent peu de compatriotes à leur arrivée profitent de l’acquisition de qualifications qui leur permettent d’interagir socialement et économiquement avec le voisinage, par exemple en maîtrisant l’anglais. Mais les nouveaux immigrants qui arrivent dans une importante et accueillante communauté de compatriotes éprouvent moins le besoin d’acquérir ces qualifications ; ils se trouvent déjà au milieu d’un large public qui apprécie ce avec quoi ils sont arrivés. Pour le dire sans ambages, l’immigration de masse décourage l’assimilation.
Les compromis deviennent encore plus difficiles à apprécier lorsqu’on songe à l’intégration sur longue période des enfants et petits-enfants des immigrants d’aujourd’hui. Beaucoup se tournent vers le melting pot de l’Amérique du 20ème siècle et supposent que l’histoire se répètera. Mais ce n’est probablement qu’une douce illusion. Ce melting pot a fonctionné dans un contexte économique, social et politique particulier et il douteux que l’on retrouve ces conditions aujourd’hui.
Beaucoup d’immigrants de l’ère Ellis Island ont trouvé du travail dans l’industrie ; la main-d’œuvre chez Ford était à 75 % composée d’immigrés en 1914. Ces emplois d’ouvriers sont devenus des emplois syndiqués bien payés, créant ainsi un filet de sécurité dans le secteur privé pour les immigrés et leurs descendants. Est-ce que quelqu’un croit sérieusement que les emplois peu qualifiés d’aujourd’hui offriront la même mobilité économique que les emplois syndiqués de l’industrie d’alors ?
De la même façon, le climat idéologique d’alors, qui encourageait l’assimilation et que reflétait joliment notre devise « E Pluribus unum » (un à partir de plusieurs), est mort et enterré. Une directive récente de l’Université de Californie illustre une dérive radicale. Ceux qui travaillent dans cette université sont mis en garde contre l’usage de phrases qui pourraient conduire à de « micro-agressions » envers les étudiants ou entre eux. Un exemple donné est « L’Amérique est un melting pot » qui envoie le message selon lequel ils devraient « s’assimiler à la culture dominante ».
L’Europe est d’ores et déjà confrontée aux difficultés dues à la présence de populations inassimilées. À elle seule, l’expérience européenne montre qu’il n’existe pas de loi universelle qui garantisse l’intégration, même après quelques générations. Nous aussi devrons affronter les compromis nécessaires entre les bénéfices économiques à court terme et les coûts à long terme d’une vaste minorité inassimilée. Bien identifier ces compromis est le premier pas vers une politique migratoire plus raisonnable. Nous avons besoin aussi de principes généraux qui combinent bon sens et compassion.
Nous devons, avant tout, réduire l’immigration illégale. Elle a eu un effet corrosif en paralysant la discussion d’une réforme de l’immigration dans tous ses aspects. Un mur le long de la frontière mexicaine peut envoyer le message selon lequel nous prenons la chose au sérieux mais, beaucoup de migrants sans papiers sont entrés légalement dans le pays et sont restés après la date d’expiration de leur visa. Un système électronique national (comme E-Verify) qui oblige les employeurs à vérifier la légalité du séjour lors de l’embauche, assorti d’amendes et de sanctions pénales pour les entreprises qui enfreignent la loi, pourrait contribuer à endiguer les flux.
Mais que faire des 11 millions ou plus d’immigrants sans papiers qui sont déjà là ? Une grande majorité a mené une vie paisible et s’est enracinée dans nos communautés. Les expulser maintenant ne correspondrait guère à l’Amérique bienveillante telle que beaucoup d’entre nous se la représentent.
Peut-être le temps d’une indifférence bienveillante est-il venu. Beaucoup finiront par réunir les conditions leur permettant d’obtenir un visa parce qu’ils auront épousé un citoyen américain ou auront des enfants nés ici. Plutôt que de se battre sur une politique de régularisation générale impossible, peut-être pourrions-nous accélérer la délivrance de visas à ces personnes.
Nous devons aussi décider du nombre d’immigrants que nous souhaitons admettre. Les économistes ne sont pas très bavards sur leur ignorance à cet égard mais, en vérité, nous n’en savons rien. Notre pays a accueilli environ un million d’immigrants par les voies légales chaque année au cours des deux dernières décennies. Le climat politique actuel indique que beaucoup d’Américains considèrent que c’est trop. L’histoire montre que, quand les électeurs en ont marre de l’immigration, les décideurs n’hésitent pas à stopper toute immigration. Dans les années 1990, la commission présidée par Barbara Jordan avait recommandé un objectif annuel autour de 550 000. Une telle réduction serait certes importante mais sans doute préférable à l’alternative d’une fermeture complète qui pourrait émerger du climat politique actuel.
Enfin, nous devons choisir entre des immigrants hautement qualifiés et ceux qui le sont moins. Les premiers paient plus d’impôts et recourent moins aux services sociaux. Ils ont aussi le potentiel pour contribuer à repousser les frontières du savoir. Leur venue nous est plus bénéfique. Mais donner leur chance aux pauvres gens, c’est aussi ce qui rend notre pays exceptionnel.
Quelle que soit cette répartition, les employeurs ne devraient pas s’en laver les mains en empochant tous les bénéfices et les travailleurs ne pas être ceux qui subissent toutes les pertes. Nous devons veiller à une répartition équitable des gains et des pertes au sein de la population américaine.
Quelle que soit notre position dans le clivage idéologique actuel, le Président Trump a déjà répondu à la question fondamentale qui devrait permettre d’élaborer une politique plus rationnelle. Dans son discours lors de la Convention nationale des Républicains, il a indiqué ce qui allait guider ses choix : « nous serons bienveillants et compatissants à l’égard de tout le monde, mais ma compassion ira d’abord à nos citoyens en difficulté. » Et il ajouta : « nous allons avoir un système migratoire qui marche, mais qui marche pour le peuple américain. »
Dans la communauté scientifique, nombre de mes collègues – beaucoup aussi de ceux qui font l’opinion dans les médias - sont révulsés lorsqu’ils entendent dire que l’immigration devrait servir les intérêts des Américains. Ils réagissent en traitant de raciste et de xénophobe pareille manière de penser et en marginalisant ceux qui y adhèrent.
Mais ces accusations de racisme traduisent les efforts qu’ils déploient pour éviter de discuter des compromis qui s’imposent. Le débat à venir serait beaucoup plus honnête et politiquement transparent si l’on demandait simplement à ceux qui ne sont pas d’accord avec « l’Amérique d’abord » de répondre à la question : pour qui est-ce que vous roulez ?
George Borjas
Professeur d’économie à la Harvard Economy School et auteur de We Wanted Workers: Unraveling the Immigration Narrative, paru en novembre 2016 aux éditions WW Norton & Co. https://www.amazon.fr/Wanted-Workers-Unraveling-Immigration-Narrative/dp/0393249018/ref=sr_1_2?ie=UTF8&qid=1495464788&sr=8-2&keywords=Borjas
Site : https://gborjas.org/
daniel licht
30.05.2017 08:01
intéressant de lire des prises de positions, somme toute peu entendues, de la part d'un chercheur....collier , dans le cadre d'une analyse plus exhaustive, reste parfois plus évasif...
Derniers commentaires
28.11 | 10:40
À mon avis à la Doc de l'Ined sur le campus Condorcet ou à la BNF
27.11 | 23:14
Cette période de baisse étant due à la crise de 1929 (avec des effets sur l'emploi à partir de 1932) et à la 2e guerre mondiale.
27.11 | 23:13
Selon l'INSEE, la part des immigrés et des enfants d'immigrés augmente en France depuis 1911 (2,7%) jusqu'en 2021 (10,6%).
La seule période de baisse a été de 1931 à 1946.
27.11 | 22:57
Bonsoir
Où peut-on lire l'étude sur Crulai?