Démographe
Comme pratiquement chaque année, la CNCDH a commandé un sondage sur le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie qu’elle a donné à décrypter à quatre chercheurs experts en la matière : Nonna Mayer, Guy Michelat, Vicent Tiberj et Tommaso Vitale. Ces enquêtes se sont incroyablement « sophistiquées » au fil des ans, ajoutant des questions aux questions déjà posées. Nouveautés du cru octobre 2016 : une partie des questions a été également posée à un échantillon en ligne, en plus de l’entretien en face à face ; introduction de tests psychologiques pour l’enquête en ligne demandant de réagir à certains montages photographiques. Les deux enquêtes ont été conduites par IPSOS (au fil du temps, l’institut partenaire a pu varier).
Même si ce n’est pas dit ouvertement cette fois, comme c’était le cas l’année passée, le sondage vise le racisme exprimé par les autochtones : « il s’agit au premier chef des attitudes du groupe majoritaire à l’égard des différentes minorités qui composent la société, mais elles peuvent concerner également les perceptions entre groupes minoritaires ». Le racisme des minorités à l’égard des autochtones est exclu. Une seule question l’évoque à propos des punitions à infliger à ceux qui profèrent diverses injures, dont « sale Français ».
Pourtant, ce questionnaire n’est pas adressé seulement aux autochtones mais comprend un large échantillon de personnes d’origine étrangère. Les auteurs soulignent « la diversité croissante de la population résidant dans l’Hexagone : 37 % de l’échantillon déclare au moins un ascendant (parent ou grand-parent) étranger et les interviewés d’ascendance non européenne représentent 10 % de l’échantillon. » Comme l’an passé, les auteurs consentent à ce que les victimes désignées du racisme des autochtones soient aussi traversées par de mauvaises pensées, mais les auteurs ne l’envisagent qu’avec réticence : « Même ces interviewés, victimes de préjugés en fonction de leur origine, ne sont pas totalement exempts de préjugés ».
En janvier 2016, huit mois auparavant, la proportion de personnes d'origine étrangère était de 30 % et en décembre 2014 de 23 %. Un lecteur assidu des rapports de la CNCDH pourrait croire à une croissance fulgurante de la part de la population d’origine étrangère ; ce qui pourrait alimenter le stéréotype de «l’invasion » ! Pourtant, on ne peut rien déduire de ces trois pourcentages car, chaque année, l’enquête n’est représentative que sur les variables sélectionnées pour définir les quotas d’un échantillon stratifié par région et catégorie d’agglomération : sexe, âge et profession de la personne de référence du ménage. On est même sûr que la proportion de population d’origine étrangère ainsi définie n’a pas pu prendre 7 points de pourcentage en huit mois ni 14 points en deux ans ! La répartition par origine n’est pas non plus contrôlée. On nous dit que 10 % sont d’ascendance non européenne, soit 27 % de l’ensemble des personnes d’origine étrangère ; ce qui paraît peu vraisemblable. Mon estimation de la proportion de personnes d’origine étrangère sur trois générations parmi les moins de 60 ans en 2011 était de 29,8 % dont 51 % étaient d’origine non européenne. Le sous-échantillon n’est donc pas représentatif lui non plus.
Cette variabilité d’une année sur l’autre a forcément un impact sur les résultats et les évolutions, impact jamais envisagé par les auteurs. Très peu d’informations sont données pour les personnes d’origine étrangère auxquelles on a posé les mêmes questions qu’aux autochtones. On ne peut invoquer ici la taille du sous-échantillon tant les autres analyses réalisées n’hésitent pas à descendre à des effectifs des plus réduits.
Ce gros tiers de population d’origine étrangère dans l’échantillon forme une très grande partie du pool des victimes de l’inconduite imputée aux autochtones dans les questions, soit sous forme générale (immigrés ; d’origine étrangère) soit plus précisément à travers leur origine (Chinois, Asiatiques) ou leur religion.
Comme l’an passé, les auteurs s’émerveillent de la bienveillance des musulmans à l’égard de l’islam : « Comme les années précédentes en revanche, les fidèles des religions minoritaires, où les musulmans sont majoritaires, ont les scores les plus bas sur l’échelle d’ethnocentrisme et d’aversion à l’islam. » On apprend en note que ces religions minoritaires représentent 11 % de l’échantillon dont 52 % (effectif de 59) sont musulmans, ce qui donne une proportion de musulmans dans l’échantillon de 5,7 %. Là encore, l’échantillon n’est guère représentatif car 5,7 % c’est à peu près la proportion de musulmans âgés de 18 ans ou plus estimée en 2008. En huit ans, elle n’a pu qu’augmenter. L’échelle d’ethnocentrisme, telle qu'elle a été construite comprend deux questions sur les musulmans (Français comme les autres, facilitation de l’exercice de leur religion), une question sur les juifs (Français come les autres) et sept autres questions sur les immigrés (source d’enrichissement culturel ; travailleurs immigrés chez eux en France ; trop d’immigrés ; enfants d’immigrés pas vraiment français ; immigration principale cause d’insécurité ; immigrés qui viennent uniquement pour profiter de la protection sociale). On peut supposer que les personnes d’origine étrangère sont plus compréhensives vis-à-vis des immigrés ou des étrangers ou, en tout cas, que leurs réponses ne donnent aucune idée de la forme que pourrait prendre un ethnocentrisme bien à elles et non pas supposé à l’image de celui des autochtones. Au moins, cette année, la prudence a été de mise dans les commentaires. On ne nous a pas dit de combien les Français sans ascendance étrangère étaient plus ethnocentriques. L’an dernier, c’était trois fois plus (sondage de janvier 2016). En 2014, c’était sept fois plus !
Il n’y a aucune raison pour que l’ethnocentrisme des minorités ressemble à celui des autochtones. On ne peut que rappeler encore une fois l’étude de Paul Sniderman et Louk Hagendoorn de 1998 – Prejudices and Values of Dutch Citizens – qui a montré que si une majorité d’autochtones néerlandais n’aimaient pas la manière dont les femmes et les enfants sont traités dans la culture musulmane, la réciproque était également vraie. Mais, pour cela, il faut poser les bonnes questions. Cela supposerait aussi des échantillons plus finement établis où l’on pourrait au moins surreprésenter les échantillons de personnes musulmanes ou de certaines origines et réfléchir aux questions adéquates. Quel intérêt y‑a-t-il à poser des questions sur le racisme des autochtones à destination des personnes d’origine étrangère à un échantillon comprenant ces mêmes personnes d’origine étrangère ?
Je suis toujours surprise de constater qu’il se trouve des personnes d’assez bonne composition pour répondre aux questions essentialisantes de l’enquête de la CNCDH. Elles sont amenées à confirmer ou informer des propos du type « les Asiatiques sont travailleurs », « les Juifs ont un rapport particulier à l’argent »… Les seules nuances que les répondants peuvent apporter consistent à choisir les modalités « plutôt » ou à refuser de répondre. Il s’agit de déclarations qui, lorsqu’elles sont proférées en public, peuvent vous conduire directement à la 17ème chambre. Il suffit de se rappeler les longs développements sur l’usage des articles définis lors du procès de Georges Bensoussan le 25 janvier 2017. On demande donc aux enquêtés d’avoir un avis sur des sujets qui souvent ne font pas partie de leur expérience personnelle. On les encourage à juger d’après des échos de presse ou le petit éventail d’expériences qui est le leur. On les encourage à faire ce qu’on leur reproche.
Dans les enquêtes de la CNCDH, le réel ne compte pas. On juge les opinions d’un point de vue purement moral. Il y a les bonnes et les mauvaises réponses, en fonction d’une grille normative des bonnes ou des mauvaises opinions signalant ainsi l’ouverture ou la fermeture à l’Autre. L’indice dit longitudinal de tolérance (qui n’a rien de longitudinal en fait) est construit, à partir de 69 séries de questions, et reconstruit rétrospectivement pour les questions qui n’étaient pas posées dans les années passées. Il mélange des questions sur les stéréotypes associés à des minorités, (en général ou en particulier) avec des questions « plus générales ayant trait au jugement sur l’immigration ou le multiculturalisme ». Il agglomère donc des attitudes à l’égard de divers « Autres » à des jugements sur des faits ou sur le modèle d’intégration, tout ce qui penche du côté du multiculturalisme étant jugé positivement. Sera ainsi jugé positif une « légère décrispation sur le voile intégral » ou le jugement selon lequel « la présence des immigrés est une source d’enrichissement culturel ». La CNCDH se réjouit ainsi de la progression de l’indice de tolérance qui dénoterait « une compréhension de la richesse des différences ».
Diverses enquêtes ont déjà montré que les gens n’ont aucun sens statistique et cela ne concerne pas seulement les questions liées à l’immigration. C’était le cas de l’enquête IPSOS-MORI de 2014 dans divers pays. L’opinion publique se trompe à peu près sur tout. Ainsi, en 2014, l’opinion française surestimait de 20 points la proportion de personnes âgées de plus de 65 ans et de 23 points la proportion de musulmans (31,2 % contre 8 % environ). Les auteurs interprètent cette surestimation en 2016 (avec un chiffre moyen de 21,4 %) comme le témoignage « des crispations identitaires pour une partie des Français ». Doit-on en déduire que l’opinion française se montrait en 2014 particulièrement crispée à l’endroit des séniors ? IPSOS-MORI avait également demandé comment les enquêtés s’étaient formé une opinion sur la proportion d’immigrants au Royaume-Uni (qui doublaient la mise !). Même après que le chiffre leur fut révélé, 49 % croyaient toujours à une sous-estimation du nombre d’immigrés par l’ONS. Ce qui est un classique des opinions forgées à partir de la preuve sociale et non d’un savoir bien établi. L’opinion sur la proportion d’immigrants tenait à l’observation du lieu où ils vivaient (46 %) ou de ce qu’ils avaient vu dans d’autres villes (39 %). Un tiers des enquêtés avouaient avoir simplement essayé de deviner la réponse. Il serait donc prudent de ne pas trop supputer à partir des déclarations statistiques de monsieur tout le monde.
Prenons deux personnes qui habitent les quartiers de Croix‑Chevallier à Blois ou plus de 70 % des jeunes de moins de 18 ans sont d’origine étrangère, l’une d’origine malienne et l’autre native au carré (née en France de deux parents nés en France) par exemple. La première, en déclarant qu’elle désapprouve fermement la proposition selon laquelle il y a trop d’immigrés en France aujourd’hui, fera monter l’indice de tolérance tandis que la seconde le fera baisser si elle l’approuve. C’est trop demander que d’attendre des enquêtés qu’ils s’abstraient de leurs conditions d’existence, juste pour montrer à quel point ils sont ouverts aux autres. Pour ce type de question, le réel ne compte pas puisque rien ne pourrait venir justifier le sentiment du « trop ».
Certaines questions contiennent un message subliminal embarqué. C’est le cas, par exemple, lorsqu’on demande aux enquêtés si les travailleurs immigrés doivent être « considérés comme chez eux, puisqu’ils contribuent à l’économie française ». Les sondeurs ont ainsi réglé la question hautement débattue par les économistes (tout particulièrement aux Etats-Unis), de la contribution économique des immigrés qui, pour les sondeurs, ne peut être que positive. Lire à cet égard le dernier livre de George J. Borjas, publié en 2016 (We Wanted Workers, Unraveling the Immigration Narrative, Norton & Company)
Je vois que la CNCDH s’entête dans sa division entre groupe à part et groupe ouvert, alternative proposée pour différents types de population d’origine étrangère et pour les Juifs. On peut vivre à part sans que cela soit de son fait. C’était le cas des Noirs aux Etats-Unis du temps de la ségrégation. Que savent les sondés sur les phénomènes de concentration en France ? Là encore, il faut avoir le bon goût de mettre de côté son expérience personnelle lorsqu’elle ne correspond pas à l’idée d’ouverture pour apparaître tolérant. Que doivent répondre les habitants de Châteauneuf-sur-Cher où se sont installées il y a une quinzaine d’années cinq familles salafistes, dont les femmes portent le niqab quand il leur arrive de sortir, et qui ont demandé une sortie spéciale pour que les mères musulmanes qui viennent chercher leurs enfants à l’école ne se mêlent pas à la population locale ? Que va répondre celui qui a sous ses fenêtres un campement de Roms ? Certes, les stéréotypes existent, mais on ne peut s’attendre à ce que les enquêtés s’en écartent lorsque la réalité qu’ils vivent en montre la consistance !
Les questions portant sur l’exercice du culte musulman sont toujours aussi ambiguës. Faut-il « permettre aux musulmans d’exercer leur religion dans de bonnes conditions » et faut-il « faciliter l’exercice du culte musulman » ? Les enquêtés peuvent se demander à bon droit jusqu’où vont « ces bonnes conditions » : financer la construction de mosquées dont les sondeurs ont l’air de dire qu’elles seraient en nombre insuffisant ? S’employer à respecter la charia, à laquelle certains musulmans se réfèrent ? Et jusqu’où ? Quant à l’idée de faciliter l’exercice du culte musulman, il sera difficile pour l’enquêté de s’empêcher de penser qu’on lui demande s’il faut financer les lieux de culte musulman. C’est sans doute pourquoi si, en 2016, 79 % des enquêtés répondent favorablement à la première question, ce n’est le cas que de 41 % pour la seconde.
Une série de questions porte, cette année encore, sur ce que les sondeurs appellent les « pratiques musulmanes » : Le respect des pratiques musulmanes suivantes peut-il, en France, poser problème pour vivre en société ? La liste des pratiques était la suivante à l’automne 2016 : le port du voile, le jeûne de ramadan, les prières, l’interdiction de consommer de la viande de porc ou de l’alcool, le sacrifice du mouton lors de l’Aïd El Kebir, le port du voile intégral, l’interdiction de montrer l’image du prophète Mahomet et, nouveauté, le port du burkini. On notera un léger progrès par rapport aux enquêtes précédentes dans lesquelles toutes ces pratiques étaient qualifiées de religieuses. Pour la première fois, le qualificatif « religieuses » a disparu. Mais, cela ne lève pas tous les problèmes posés par ces questions. Mêler à ce qu’exigent des croyants les piliers de l’islam à des comportements qui vont bien au-delà est en soi problématique. L’emploi de l’expression « des pratiques musulmanes » a quelque chose d’essentialisant qui peut laisser croire qu’elles participent toutes à égalité aux exigences que requerrait le comportement de bon musulman. Par ailleurs, toutes ces « pratiques » peuvent poser problème, même si elles n’en posent pas toujours. Pourtant, l’enquêté devra être suffisamment ouvert pour les trouver anodines en toutes circonstances s’il veut faire bonne figure et faire monter ainsi l’indice de tolérance. Il se trouve, encore en 2016, près d’une moitié de répondants pour considérer que « l’interdiction de montrer l’image du prophète » ne pose pas de problème en France pour vivre en société, après l’attentat de Charlie Hebdo. Ce qui revient à considérer que les non musulmans doivent eux aussi respecter cet interdit. Autrement dit, d’après les sondeurs, ceux-ci doivent eux aussi pratiquer l’islam !
Il faut parler, pour finir, d’un travers de représentation graphique que l’on retrouve encore cette année, qui consiste à sauter les années manquantes, comme si, en passant de 1988 à 1991, par exemple, ne s’était écoulé qu’un an. Il en va ainsi des questions sur les stéréotypes sur les juifs posées de façon intermittente. Un seul graphique figure dans le dernier rapport celui des réponses sur le trop grand pouvoir des juifs.
Fabrice Leturcq
04.10.2017 14:31
Bonjour, l'association Pénombre s'intéresse aussi à ce sujet sur lequel nous partageons pas mal d'interrogations. Nous aimerions vous rencontrer pour en échanger