WHITE GUILT

How Blacks and Whites Together Destroyed the Promise of the Civil Rights Era

Shelby Steele

HarperCollins e-books

Réédition 2009 (1ère édition 2006)

Note du 26 décembre 2020

Shelby Steele est Senior Fellow à la Hoover Institution[1]. Il est né en 1946 d’un mariage interracial alors que la ségrégation prévalait encore en Amérique. Il a vécu enfance et adolescence à une époque où le racisme était la normalité, puis s’est investi dans le mouvement des droits civiques, dans les programmes lancés dans le cadre du projet Great Society de Lyndon Johnson, pour finir par se déprendre de l’idéologie dont avait accouché le mouvement des droits civiques, idéologie dont ce mouvement n’était pourtant pas porteur à l’origine.

Ce livre, comme celui publié en 2015[2], mêle habilement analyse et expérience personnelle pour expliquer comment la conquête des droits civiques a conduit à un pacte faustien dans lequel l’avancement de la condition des Noirs compte peu.

La colère noire à la mesure de l’affaissement moral blanc

Le surgissement de la rage, de la colère des Noirs pendant les années 1960 est souvent interprété comme le produit des blessures qu’ils avaient endurées. Pour Shelby Steele, tel n’est pas le cas. C’est la prise de conscience soudaine de la faiblesse de l’oppresseur qui a permis à cette colère de s’extérioriser. « La rage noire est toujours une sorte d’opportunisme », opportunisme favorisé par l’avènement de la culpabilité blanche. Il en fit lui-même l’expérience en 1968 à l’université lorsqu’il déboula, cigarette au bec, avec une trentaine de compères, dans le bureau du président pour lui présenter une liste d’exigences. Après une crispation visible de M. McCabe face à une intrusion inhabituelle, Shelby Steele vit la transformation de ce président à l’autorité implacable en négociateur empathique. M. McCabe avait « mis le pied dans le néant de la vulnérabilité ». C’est à cette occasion que Shelby Steele vit pour la première fois la culpabilité blanche en actes. L’autorité morale des Blancs et la légitimité des institutions américaines dépendraient désormais d’une preuve négative, celle de n’être pas vus comme racistes.

Le racisme, source de pouvoir à l’ère des droits civiques

Si le racisme n’était pour Martin Luther King et les autres leaders noirs de l’époque qu’une barrière, il devint un déterminisme afin d’étendre les obligations des Blancs. La nouvelle génération de leaders noirs, répondant à la culpabilité blanche, fut composée de spécialistes de l’indignation morale aptes à marchander avec la culpabilité blanche. Le racisme devenait profitable à ceux qui en avaient tant souffert. D’où l’idée de racisme global, ancêtre de notre racisme systémique d’aujourd’hui, dont l’avenir politique ne tient qu’à la culpabilité blanche. Dès les années 1960, l’échelle des violences et des émeutes rappelait aux Blancs l’étendue de leurs obligations. Ce racisme global a ouvert l’ère du chantage à la culpabilité blanche, avec des entreprises, comme Texaco en 1996, qui préfèrent payer pour éviter une stigmatisation. La simple suggestion de racisme fonctionne comme preuve d’un racisme virulent. Si, en 1955, les meurtriers d’Emmet Till furent acquittés au nom de la suprématie blanche, quarante ans plus tard, O. J. Simson gagna son procès sur la suspicion de racisme pesant sur un policier, dans une Cour plus préoccupée par l’accusation de racisme que par la vérité. « Du temps du racisme, j’aspirais à la liberté individuelle ; à l’âge de la culpabilité blanche j’apprenais à rechercher le pouvoir comme Noir » écrit Shelby Steele. « Ce fut la grande erreur des Noirs de s’être persuadés que la liberté conquise ne l’avait été que pour susciter des obligations chez les Blancs ».

Redistribution de la responsabilité

Les Noirs se trouvaient dotés d’un nouveau pouvoir, celui de faire honte, d’exiger des concessions sur la base d’une victimisation passée. Apparut alors une nouvelle loi non écrite, supérieure à beaucoup de lois écrites, selon laquelle aucun problème noir ne pouvait être de la responsabilité des Noirs, sauf à blâmer la victime. Ce qui faisait des Noirs des citoyens-victimes. Le pouvoir noir énonçait ainsi sa propre négation.

Pour les institutions, ce qui comptait c’était de regagner une autorité morale sur la question raciale, ce qu’elle ne pouvait obtenir qu’en restreignant la responsabilité des Noirs et des minorités en général. La culpabilité blanche installa l’illusion selon laquelle la justice sociale est un acteur et non une condition. Dans cette reconquête de respectabilité, le Noir n’est plus qu’un objet de compassion abstraite. Ce désir intense de rédemption s’est conjugué à la peur ressentie par les Noirs devant ce que pourrait exiger d’eux cette liberté nouvelle. Ce qui les a conduits à s’en remettre à l’idée absurde selon laquelle ils ne pourraient se développer qu’en étant moins responsables d’eux-mêmes. Ils se sont défaits d’une responsabilité que les Blancs avaient besoin d’endosser pour regagner autorité et légitimité. Pourtant, là où la culpabilité blanche ne trouve pas à s’exprimer (musique, sport, littérature…), les Noirs restent responsables de ce qu’ils accomplissent. Et la recette de ces succès (efforts, sacrifices, discipline, ouverture à la compétition…) est universelle.

À la fin des années 1960, tout Noir se devait d’adopter au moins une posture militante pour préserver l’identité noire collective qui n’avait d’autre objectif que de manipuler la culpabilité blanche. Toute mollesse conduisait au stigmate de l’oncle Tom.

Une rébellion contagieuse

Au milieu des années 1960, les Blancs engagés furent expulsés de la cause des droits civiques et se tournèrent alors vers la cause du Vietnam, puis du féminisme, de l’environnement… et façonnèrent ainsi une contreculture, devenue la culture dominante. Si elle fut théorisée par Marcuse et d’autres, cette contreculture s’est bâtie sur le vide créé par la perte d’autorité morale des institutions.

Mais, alors que la nouvelle conscience noire cherchait à recueillir les fruits de la culpabilité blanche, la contreculture, elle, voulait refaire entièrement l’Amérique. Jusque-là, le but des rébellions adolescentes était de contester l’autorité des adultes, non pas tant pour la défaire que pour être vaincue par elle. À l’âge de la culpabilité blanche, la rébellion l’emporta face à des adultes incertains de leur autorité. C’est la parfaite synchronicité entre rébellion et émergence de la culpabilité blanche qui a permis aux jeunes, blancs ou noirs, de gagner la bataille générationnelle. Cette victoire a contribué, entre autres, à ravager le système de l’éducation publique par des réformes bien intentionnées mais stupides, écrit Shelby Steele. "Après que l’Amérique eût reconnu ce qu’il y avait de pire en elle, il ne lui restait pas assez d’autorité pour soutenir ce qu’elle avait de meilleur".

Égoïsme de la contrition des Blancs

Si les Blancs n’ont pas perdu leur pouvoir après le mea culpa de l’Amérique, ils ont dû se contenter d’un pouvoir contingent devant satisfaire certaines conditions morales. C’était l’objectif de la Grande Société de Johnson qui n’était pas tant de « mettre fin à la grande pauvreté de notre temps » que de restaurer la légitimité de la démocratie américaine. D’où l’établissement de politiques censées aider les minorités, mais en fait destinées à rétablir la légitimité des institutions. Shelby Steele en fit l’expérience lorsqu’il travailla pour les programmes de lutte contre la pauvreté à Saint-Louis où il constata une corruption galopante, des innovations éducatives débiles comme « les manières noires d’apprendre » et la fusion avec des gangs de rues ou des barons de la drogue. Il lui arriva même d’assister à des réunions du personnel dans lesquelles certains vinrent avec des armes visibles sous leurs vêtements. Cette nouvelle définition de la pauvreté conduisit à la mise en pièces du rapport de Daniel Patrick Moynihan sur la famille noire, paru en 1965. Oublieux de la culpabilité blanche, Patrick Moynihan avait cru pouvoir mettre en cause les modes de vie noires sans être traité de raciste. Sa mise en accusation était un avertissement sur ce qui attendait ceux qui feraient fi de la culpabilité blanche.

Aveuglement des Blancs

L’aveuglement blanc est un aveuglement à la réalité humaine des minorités qui se produit quand les Blancs regardent les questions raciales mais ne voient que le moyen de restaurer leur autorité morale. C’est cet aveuglement sur leurs motivations qui explique que tant de Blancs sont fiers, encore aujourd’hui, d’avoir oeuvré à des programmes dont l’échec est pourtant patent. Ils s’innocentent ainsi du racisme et célèbrent leur courage et leurs bonnes intentions. Cela se voit jusque dans les arrêts de la Cour suprême. C’est le cas de l’opinion majoritaire rédigée par la juge O’Connor dans l’affaire Grutter v. Bollinger en 2003 où une étudiante contestait le recours à des critères raciaux par la faculté de Droit de l’Université de Michigan. Sans en être consciente, la juge O’Connor luttait pour sa visibilité et son autorité morale afin d’échapper au stigmate qui risquait de détruire sa légitimité. La « diversité », écrit Shelby Steele, n’est qu’un code blanc pour désigner la dissociation. Laquelle nécessite de prolonger le stéréotype sur l’infériorité des Noirs qui seraient incapables de soutenir la compétition sans 25 ans de paternalisme blanc en plus.

Etre vu simplement à travers les préconceptions des autres revient à ne pas être vu, à n’être que le fruit de l’imagination de l’autre. D’où la rage qu’illustre le roman de Ralph Ellison paru en 1953 : L’homme invisible. C’est la dissociation entre la question noire et les Noirs comme êtres humains qui fait des Blancs à nouveau des humains. La rage des Noirs face à leur invisibilité découle de la rage des Blancs dont l’humanité a été rendue invisible par le stigmate du racisme. Ce faisant, les Blancs luttent pour leur visibilité comme êtres humains et deviennent aveugles aux besoins qui ne sont pas les leurs.

C’est à cette imposture morale, à cette hypocrisie de la « dissociation » que pratiquent les Blancs libéraux pour se placer du côté du Bien, que s’était attaquée l’opinion dissidente du juge Clarence Thomas dans le jugement de 2003 de la Cour suprême. Opération de dévoilement qui avait mit en furie la journaliste du New York Times, Maureen Dowd[3]. Clarence Thomas mettait à mal la bonne opinion qu’elle avait d’elle-même. Il aurait dû montrer sa gratitude pour les Blancs qui soutenaient l’Affirmative Action au lieu de se plaindre. Dowd jouait là, écrit Shelby Steele « la plus vieille carte raciale : je suis blanc, vous êtes noir. Fermez là et soyez reconnaissant pour ma magnanimité ». Dowd illustrait ainsi la contradiction interne au libéralisme d’après les années 1960, permettant ainsi « à la suprématie blanche d’entrer par la porte de derrière et de définir, une fois encore, les relations entre Noirs et Blancs ».

L’homme « dissocié » modèle de l’homme nouveau

Jusqu’au milieu des années 1960, la victoire des droits civiques fut vécue comme celles des principes démocratiques. Tout changea avec la culpabilité blanche qui contribua à transformer le libéralisme traditionnel en un libéralisme de la dissociation. L’homme dissocié est celui qui est manifestement lavé du racisme, du sexisme, du militarisme… et se trouve ainsi porteur d’une légitimité et d’une nouvelle autorité morale. L’élitisme devint lui-même une forme de dissociation. Ce qui donne au libéralisme d’aujourd’hui sa tonalité narcissique. Shelby Steele raconte comment ses réticences à voir dans la dissociation des Blancs de la honte nationale sur la race le seul fondement de la vertu sociale lui valurent l’étiquette « conservateur noir ». Lors d’une réunion d’enseignants sur le campus de son université, une collègue prit l’initiative de proposer un cours de littérature « ethnique » visant ainsi à la dissocier de l’excellence littéraire comme si celle-ci était en elle-même une forme de racisme. Cette collègue reçut les félicitations de ses collègues mais, quand vint le tour de Shelby Steele de se prononcer, elle intervint pour déclarer que ce n’était pas la peine de lui demander son avis. Il ne pouvait qu’être d’accord, sous-entendu puisqu’il était noir. Shelby demanda des excuses avant d’exprimer son avis. Mais sa réputation était scellée. Il serait désormais un conservateur noir. L’excellence et le mérite devenaient synonymes d’oppression et faisaient obstacle à la dissociation en connectant l’institution avec le racisme. Le mérite ne devant plus protéger le privilège blanc, naquit ainsi une incitation à la médiocrité et une désincitation à l’excellence à l’université. Ces gens ont détruit le système éducatif public américain écrit Shelby Steele et le conservateur noir est quelqu’un dont vous devez vous dissocier pour gagner votre autorité morale.

Pourtant, quand Shelby Steele quitta le programme de lutte contre la pauvreté à Sains-Louis pour reprendre ses études, il n'aurait pu être qualifié de conservateur. Il était très à gauche et très affecté, écrit-il, par la schizophrénie qu'il a pu constater ensuite chez tant d'universitaires et de cadres noirs. Puis vint une sorte d'épuisement existentiel. Shelby Steele était de plus en plus terrifié par le pacte faustien qui l'attendait à la porte de la gauche : "On te jettera un os tel que l'Affirmative Action si tu nous laisses te réduire à ta race, en échange de l'autorité morale qui nous reviendra pour t'avoir aidé". À la lumière de cette analyse, on comprend mieux la réponse de Joe Biden à un Noir qui s'apprêtait à voter pour Donald Trump : "You ain't Black if you vote for Trump". 

Shelby Steele n’aimait pas le rejet, par les nouveaux libéraux, de principes qui avaient toujours compté pour lui. Et, au final, la liberté gagnée valait bien « le goudron chaud qu’il reçut sur la tête » conclut-il.

En troquant les principes contre la dissociation, la gauche avait découvert la formule du pouvoir. Cette gauche de la dissociation avait laissé détruire les principes qui auraient permis de réaliser ses objectifs et la droite manquait de l’autorité morale pour les appliquer.

Aujourd’hui, la plupart des conservateurs parlent comme Martin Luther King en 1963 et le conservatisme actuel est une réaction au déclin culturel causé par la culture de la dissociation. Il se pense comme un correcteur de l’histoire. Indépendamment de ce que l’on pense de la politique de Georges W. Bush, il est, d’après Shelby Steele, le 1er président républicain à avoir accepté l’idée selon laquelle il vivait à l’ère de la culpabilité blanche et a apporté la dissociation au conservatisme. Mais une dissociation dans laquelle la responsabilité individuelle retrouvait une place, ce qui lui a valu une opposition féroce et méprisante. Mais, comme l’écrit Shelby Steele, les corrections historiques sont toujours cruelles. « Bush n’a été que le visage d’un jugement historique montant ».



[1] https://www.hoover.org/profiles/shelby-steele. J'ai découvert cet auteur dans un article de Bradford H.B. du 14 décembre 2020, publié par Human Events : https://humanevents.com/2020/12/14/found-white-americas-lost-moral-authority/.

[2] Shame, How the America’s Past Sins Have Polarized Our Country, Basic Books, 2015, 210p.

[3] New York Times, 28/6/2003. https://www.nytimes.com/2003/06/28/opinion/affirmative-action-and-justice-thomas-2-letters.html.

Commentaires

Jean-Pierre Baux

28.12.2020 14:40

Où, sans vous, découvrir cette très intéressante étude?
Merci

Dott. Dell Chianti

26.12.2020 17:31

Bonne synthèse... à partir de sources peu ou pas "diffusées".... la compréhension de l'oeuvre et biographie de Steele ouvre aussi nombreuses perspectives sur les travers nationaux...

Derniers commentaires

28.11 | 10:40

À mon avis à la Doc de l'Ined sur le campus Condorcet ou à la BNF

27.11 | 23:14

Cette période de baisse étant due à la crise de 1929 (avec des effets sur l'emploi à partir de 1932) et à la 2e guerre mondiale.

27.11 | 23:13

Selon l'INSEE, la part des immigrés et des enfants d'immigrés augmente en France depuis 1911 (2,7%) jusqu'en 2021 (10,6%).
La seule période de baisse a été de 1931 à 1946.

27.11 | 22:57

Bonsoir

Où peut-on lire l'étude sur Crulai?

Partagez cette page