Démographe
FREEDOMS DELAYED
Political Legacies of Islamic Law in the Middle East
Timur Kuran, Cambridge University Press, Timur Kuran, 2023, 430 p.
6 mars 2025
Timur Kuran est un économiste américain. Il est d’origine turque certes, mais néanmoins c’est un américain pour qui la loi française sur les signes religieux de 2004 indique une régression des libertés en Occident : « De toute évidence, le maintien d’un ordre libéral est une lutte constante, même en Occident, son berceau ». Il a publié, en 1995, un livre fondamental sur la falsification des préférences[1].
Son nouveau livre est l’approfondissement d’un précédent livre publié en 2010 dans lequel Timur Kuran mettait en garde contre une pensée fainéante se contentant d’un jugement définitif sur l’incapacité de l’islam à évoluer[2]. Il y explore les raisons du retard du Moyen-Orient - région du monde la moins libre - sur l’Occident et cherche, dans son histoire, les ressources d’une libéralisation qu’il ne juge pas impossible.
Le Moyen-Orient auquel il s’intéresse comprend tous les pays qui le composent habituellement, sans Israël mais avec la Turquie et l’Iran.
Il distingue une pré-modernité qui commence en 613 avec la fondation de la 1ère communauté islamique et se termine autour de 1820, une période de modernisation jusqu’à la fin de l’Empire ottoman, suivie d’une période de modernité. Dans la pré-modernité il isole deux périodes : 1) 613-661 ; 2) 661-900, années pendant lesquelles s’élabore la loi islamique classique.
Qu’est-ce qu’un waqf ?
Tant que la taille de la communauté musulmane resta modeste, les affaires purent être conduites par consentement mutuel, comme il est recommandé dans le Coran. Ce ne fut plus le cas lors de son extension. Les conquérants, payés par les terres conquises et à la recherche d’un abri fiscal, fondèrent des waqfs qui devinrent une institution islamique clef.
Le waqf n’est pas mentionné dans le Coran et émergea après la mort de Mahomet. Il était ce qui, au Moyen-Orient, se rapprochait le plus d’une entreprise privée. Un individu faisait de ses biens une dotation dont les revenus finançaient des services définis à perpétuité après avoir été ratifiés par un juge. Il était géré, sous l’œil d’un juge, par un intermédiaire désigné, souvent à vie, par le fondateur qui avait mis par écrit les procédures de succession. Le Waqf était un moyen de protéger la propriété privée de la prédation du sultan, une assurance pour la famille et les descendants du fondateur car il était mal vu de s’emparer d’un waqf, considéré comme sacré. Ce qui a incité les élites à y placer leurs richesses au détriment d’investissements plus productifs. À partir de 800, certains grands waqfs furent établis par la dynastie au pouvoir et ses plus hauts responsables. En somme, des sortes de « waqfs d’État » qui les protégeaient d’une perte d’influence. Dans les années 1700, 68,5 % des waqfs anatoliens avaient été créés par des dirigeants, y compris religieux. Exclus de fait, chrétiens et juifs fondèrent des entreprises privées.
En incluant les waqfs dans le système institutionnel islamique, les califes arabes des années 700 ont certes réduit leur capacité fiscale mais en échange de bénéfices certains : divers services financés par de riches élites non engagées politiquement.
Le système waqf dessine un monde statique qui n’envisage ni inflation ni progrès technique ni gestionnaire incompétent ni coalition, la loi interdisant aux waqfs de s’unir pour régler un problème commun. Si les concepteurs du waqf avaient prévu des possibilités de changements, ces derniers étaient limités à ceux mentionnés par le fondateur. Par exemple, si celui-ci avait prévu un seul échange d’actifs, une fois ce dernier réalisé, il devenait inaliénable. Même pour les « waqfs d’État », rester efficace devint difficile. Les waqfs actuels bénéficient d’une plus grande liberté managériale, même si celle-ci nécessite des contorsions pour rester en ligne avec l’esprit du fondateur.
Le waqf fut une source de stabilité politique mais aussi de passivité de la société civile. Un système qui s’est auto-entretenu avec des participants qui avaient intérêt à le préserver et des bénéficiaires qui, privés de pouvoir, s’étaient habitués à une consommation passive et n’avaient aucune idée de la représentation de leurs priorités personnelles. Au Moyen-Orient, les quelques manifestations d’opposition n’eurent rien de comparable à ce que connut l’Europe dans les 19ème et 20ème siècles. Cette stabilité politique a limité la croissance économique du Moyen-Orient et fragilisé ses dirigeants par rapport à une Europe où les équivalents des waqfs étaient plus flexibles, dans des sociétés qui se démocratisaient et se libéralisaient.
Recours à la ruse et la corruption pour contourner l’inadaptation des waqfs
Jusque vers 1800, les juges ont, en cas d’urgence, autorisé les waqfs à s’éloigner des instructions des fondateurs. Ce qui conduisit à des abus et des pots de vin dont les dirigeants s’accommodèrent en raison des petits salaires des fonctionnaires. Corruption qui ne fut pas cantonnée aux waqfs. Une des ruses consistait à réécrire l’acte du waqf considéré perdu, volé, endommagé ou modifié illégalement. Certaines ruses visaient l’enrichissement sous prétexte d’améliorer le service, avec partage de pots de vin avec le juge. Les gens constataient ces abus de privilège et leurs effets : détérioration des services et perte d’intégrité. Cette flexibilité des waqfs, si elle fut positive, accoutuma les sociétés à contourner la loi et eut des effets néfastes à long terme. Les dirigeants n’ont jamais vu dans le waqf un facilitateur de l’engagement civique, mais un abri fiscal et patrimonial et un instrument pratique pour fournir des services sociaux à une élite choisie.
Le waqf islamique est devenu une relique
Nulle part le waqf ne s’est vraiment adapté. Toute réforme touchait à l’hérésie en raison de son caractère sacré. Cette absence de flexibilité était aussi un moyen d’éviter de donner trop de pouvoir aux responsables religieux[3]. Au début du 20ème siècle, la solution alternative fut de créer des sociétés en dehors du système. Des municipalités avaient même été créées avant et, dès le milieu du 19ème siècle, il fut possible que des services publics soient fournis en dehors des waqfs. Des organisations charitables aussi. Une modernisation facilitée par le fait que le waqf n’apparaît nulle part dans le Coran. En Turquie, même les waqfs à vocation religieuse fonctionnent aujourd’hui comme des entreprises semi-autonomes. En Égypte, ils se cantonnent aux mosquées et aux enterrements, même si d’autres services sont rendus par des fondations qui peuvent se dire waqfs.
Une vie civique « rabougrie » qui tolère le népotisme et la corruption
Au Moyen-Orient, si les ONG contribuent à la construction d’une société civile, surmonter l’héritage négatif des waqfs islamiques (solidarité et confiance confinées aux relations familiales et de voisinage) pourrait prendre des générations. Le mariage dans l’entre-soi, qui évite que les femmes n’emportent une partie de l’héritage hors de la famille a contribué à la fragmentation de la société et diminué l’incitation à s’organiser.
Banalisation de l’accusation d’apostasie
Se présentant comme le monothéisme parfait qui a rectifié les écritures corrompues par les juifs et les chrétiens, l’islam accueille toute conversion, mais la sortie est prohibée et punie. Cela remonte aux guerres d’apostasie d’Abou Bakr, après le refus de payer l’impôt qui suivit la mort de Mahomet. La demande de renégociation des traités par les chefs de tribus respectait pourtant la tradition islamique exigeant que toute transaction se fasse de personne à personne. La réponse militaire d’Abou Bakr visait à faire rentrer l’impôt et à montrer sa dureté en prévision des négociations à venir. Le 1er calife des Omeyades (661-680) condamna à mort pour apostasie afin éliminer ses opposants politiques. Pourtant cette mesure n’est pas vraiment étayée par le Coran où il est dit que la punition appartient à Dieu, le jour du jugement dernier et où aucun verset n’explicite le tort fait aux musulmans par celui qui quitte l’islam. « Le récit désormais traditionnel des origines de l’islam s’est développé plusieurs décennies après la mort de Mahomet en 632, avec rétroprojection de distinctions intercommunautaires qui ont progressivement pris de l’importance ». Musulman devint synonyme de croyant. Il est vrai que les versets des dernières années incitent les « croyants » au djihad pour nettoyer le monde de la corruption. Instaurer une liberté religieuse totale nécessiterait donc de contextualiser ces versets en les rapportant aux spécificités du 7ème siècle. Des précédents existent. C’est le cas de l’esclavage. S’il est question de l’émancipation des esclaves dans le Coran, c’est bien parce que l’esclavage était permis. Aucun État ne demande aujourd’hui sa relégalisation.
Mais le littéralisme l’a emporté. Le blasphème et l’hérésie ont été de plus en plus mis en avant. De la moitié du 15ème siècle à la fin du 16ème, l’Empire ottoman connut une homogénéisation sanglante qui n’a rien à envier à l’inquisition espagnole. La répression a varié avec le temps, les nécessités du moment et l’étendue des falsifications des préférences religieuses allant jusqu’à des crypto-conversions. D’une certaine manière, écrit Timur Kuran, la situation des juifs et des chrétiens était alors moins défavorable. Même s’ils étaient interdits de prosélytisme, ils jouissaient d’un statut légal, inférieur il est vrai.
Modernisation des sociétés et marginalisation de l’islam
La perte de territoires lors de la colonisation, la nécessité d’emprunter aux Européens et le constat du niveau de vie supérieur des chrétiens et des juifs de l’Empire ottoman poussa à une modernisation qui marginalisa les chefs religieux. Commencée en 1839 avec l’édit annulant les privilèges réservés aux musulmans, le paquet de réformes qui suivit (Tanzimat) transplanta les institutions européennes et exclut les responsables religieux des fonctions sociales qu’ils exerçaient. Mais le Tanzimat aboutit à un ordre hybride préservant les tribunaux islamiques et les programmes scolaires. Néanmoins, c’est la Turquie qui est allée le plus loin dans la séparation de la mosquée et de l’État du temps du kémalisme.
Comme les gouvernants avaient enfermé leur peuple dans un état d’ignorance qui avait appauvri et déclassé militairement les sociétés musulmanes, les réformateurs pensaient que leur modernisation nécessitait de restreindre les libertés religieuses et d’éviter ainsi le fanatisme religieux. Timur Kuran leur reproche de ne pas avoir su distinguer entre une piété bénigne et un islam coercitif.
Retour de bâton islamiste
Le mécontentement populaire en milieu rural et dans les quartiers urbanisés pauvres conduisit les sécularistes à adoucir leurs positions. Tout en réprimant les groupes opposés aux réformes, ils firent des concessions à l’islam le plus visible. La falsification des préférences s’inversa. Au lieu de cacher leur pratiques, les dévots et dévotes se montrèrent avec barbe et voile en public. Ce qui encouragea les plus timorés à les suivre. Des religieux charismatiques dénigrèrent le sécularisme, ramenant ainsi l’islam dans l’espace public (Hassan al-Banna en Égypte, Khomeini en Iran par exemple), et devinrent plus populaires que l’establishment sécularisé. Lequel prit des mesures de répression sévères qui provoquèrent à nouveau une falsification des préférences côté islamiste, mais pour un temps seulement. En Égypte, le mouvement des Frères musulmans, dissout du temps de Nasser, devint le mouvement le plus influent d’une société anémiée dès les premiers relâchements sous Sadat. Avec le temps, l’islam revint dans la vie publique. Les hommes d’État recommencèrent à aller à la mosquée le vendredi. La falsification des préférences avait changé de camp. Dans ces sociétés anémiées, il a fallu du temps et les migrations de ruraux dans les villes pour que le mouvement prenne de l’ampleur.
La réussite des chrétiens et des juifs, qui pouvaient faire des affaires sous un système légal autre que la loi islamique, exaspérait les musulmans. Cela se traduisit par des migrations, des exodes et des massacres (cf. Arméniens). En 2010, les chrétiens ne représentaient plus que 2,7 % de la population du Moyen-Orient et les juifs 0,01 % contre réciproquement 9 % et 0,9 % en 1914.
L’alternance des falsifications des préférences religieuses entre sécularistes et islamistes n'a pas empêché la reprise d’institutions propres aux uns par les autres. Ainsi, en Turquie, le Diyanet fondé par les réformateurs sécularistes pour privilégier un islam accepté par l’État sera récupéré par les islamistes pour imposer leur version de l’islam. Entre 2011 et 2021, les cas de blasphème traités par les tribunaux égyptiens ont doublé. Timur Kuran parle d’une désislamisation cachée dans tout le Moyen-Orient, forcément difficile à mesurer.
Mais un mécontentement caché peut ne plus l’être lorsqu’il touche une masse critique d’opposants et peut alors entrainer un effet domino comme ce fut le cas avec la chute du mur en Allemagne en 1989. Ce moment est imprévisible et les gains peuvent être éphémères. D’après Timur Kuran, le passage par des moments où l’on doit cacher ses préférences en menant une double vie pourrait rendre plus accommodant lorsqu’il devient possible de vivre au grand jour.
Absence de schisme donnant naissance à un islam libéral
Le schisme sunnisme-chiisme, s’il a donné lieu à des excroissances illibérales (al-Qaïda, Talibans, ISIS, Boko haram, Al-Qurban…), n’a pas été menacé, jusque-là, par des tentatives libérales. Frères musulmans, wahhabites, ISIS et islam officiel de Turquie et d’Égypte partagent une identité sunnite. Pour qu’émerge une variante libérale, il faut qu’existe un espace spirituel vide. Nombre de musulmans considèrent les rituels dépassés, les responsables religieux peu scrupuleux et la discrimination féminine inacceptable, mais un large mécontentement n’est jamais suffisant pour faire surgir une mobilisation. C’est ce mécontentement qui avait conduit les modernistes à marginaliser l’islam au 19ème et au début du 20ème siècle.
Dans le sunnisme, l’absence d’organisation centralisée aurait pu conduire à une ouverture, mais le manque d’autonomie des mosquées et des congrégations a été un obstacle à un schisme pacifique. Quand, dans les années 1800, des agences d’État ont contrôlé – et même dirigé – les mosquées, les dissidents ne pouvaient en garder la propriété.
La révolution iranienne de 1979 n’a pas débouché sur un retour au passé pré-Pahlavi. La théocratie iranienne est une innovation chiite, comme ses obligations et sa hiérarchie. Le clergé comptait 20 000 clercs en 1979, 350 000 en 2008. L’ordre institutionnel iranien est incohérent. Ainsi, alors que la législature iranienne a ratifié la convention des Nations unies contre la torture et les traitements inhumains et dégradants, le Conseil des gardiens de la révolution la considère non-islamique.
Les seuls à défier le partage entre sunnisme et chiisme sont les Ahmadhis dont le fondateur, Mirza Ghulam Ahmad, se présentait comme le dernier prophète, véritable hérésie pour tout musulman traditionnel. Persécutés, leur quartier général fut transféré à Londres en 1984. Même les régimes plus ou moins libéraux sont hostiles à une libéralisation de l’islam pour ne pas avoir l’air de rompre avec l’islam traditionnel. Les modernisateurs sécularistes n’ont pas cherché la scission. Ils voulaient contrôler ou éliminer l’islam. Le mouvement soufi aurait pu être propice à une réforme libérale, mais il est resté marginal.
Faible écho de l’activisme libéral
Si l’islam n’a pas de dénomination ouvertement libérale, cela tient au fait que les libéraux sont non-violents et que les régimes politiques, pour leur survie, s’accrochent aux organisations existantes. Les idées libérales ne sont tolérées par les politiques que si elles ont peu d’écho. Menacés d’apostasie s’ils parlent ouvertement, les libéraux ont du mal à faire des adeptes. Ce qui compte, ce n’est pas tant ce que dit le Coran que ce que les musulmans considèrent comme faisant autorité. Par ailleurs, les bénéficiaires potentiels d’une version libérale de l’islam ne sont pas organisés, en partie en raison des sorties de l’islam ouvertes ou cachées. Dans des enquêtes anonymes au Moyen-Orient, les non religieux et athées représentaient 15,2% en 2010-2014[4] et étaient ainsi probablement moins nombreux que ceux qui espéraient une version plus moderne et libérale de l’islam. L’alliance des deux pourrait permettre de promouvoir un islam moins intrusif, mais elle suppose que se réduise la peur d’être dénoncé pour apostasie.
Zakat : une occasion manquée
Du temps de Mahomet, la zakat fut la clef de voute du système fiscal. Elle aurait pu former la doctrine de base d’une taxation prévisible et d’un gouvernement limité mais efficace, sécuriser les droits de propriété et entraver une taxation arbitraire. Mais, en une génération, elle devint un véhicule de l’aumône. Son éclipse mit le Moyen-Orient sur la voie du sous-développement et de la répression observée aujourd’hui.
Quand Mahomet était à la Mecque, la zakat était un impôt proportionnel[5] acquitté une fois par année lunaire, avec un seuil d’exemption. Le système s’effondra sous le poids des exemptions accordées aux groupes puissants. Après 660, les pratiques fiscales évoluèrent sans référence aux huit types de fonctions mentionnées dans le Coran et, avec le temps, les nouvelles taxes furent décidées arbitrairement par les gouvernants. Quand l’islam devint une religion mondiale, la zakat cessa de jouer un rôle majeur dans les finances publiques et devint un rituel personnel. Mais, avec cette redéfinition, tomba la barrière aux expropriations arbitraires. Si elle avait gardé son sens originel, l’extorsion et la taxation opportuniste auraient pu être déclarées non islamiques. Quand le Waqf entra dans le système institutionnel islamique, la zakat n’était plus obligatoire. Transformée en aumône elle visait plus une purification personnelle et une légitimation de ce que le donateur conserve pour lui-même qu’une élimination de la pauvreté. C’est comme pour l’esclavage, le Coran promeut la libération des esclaves sans condamner l’esclavage.
Inadéquation des institutions commerciales et financières de l’islam classique
Le Coran bannit l’usure (riba) qui régulièrement aboutissait à esclavagiser des emprunteurs incapables de rembourser. Mais ce fut interprété comme le bannissement de toute forme d’intérêt. Ajoutons que prêteurs et emprunteurs étaient généralement des individus, les 1ères banques n’apparaissant qu’autour de 1860 (1889 en Iran, banque fondée par des investisseurs britanniques). Les services financiers furent longtemps des activités secondaires de marchands. Apparurent dans les années 1500, des « waqfs à cash » en Anatolie et dans les Balkans. Ils utilisaient une dotation liquide pour faire des prêts à intérêt, contraires non seulement à la loi islamique mais aussi à l’inamovibilité des biens du waqf. Sont apparus aussi, dans ces années, des Gediks, sorte de marchés boursiers pour des entreprises, qui étaient alors dépourvues de personnalité juridique, et peu adaptés aux grandes entreprises de l’ère industrielle. Ce marché fut dominé par les chrétiens et les juifs qui pouvaient choisir leur système légal mais ne pouvaient pas constituer de waqfs, mesure qui, finalement, fut pour eux une opportunité. Ajoutons que, d’après la loi islamique, dans une affaire, les partenaires peuvent se retirer quand ils veulent, provoquant ainsi des liquidations et la division des biens, d’autant que les lois d’héritage favorisent leur dispersion.
Après l’édit de 1839 de l’empire ottoman, les chrétiens, et les juifs dans une moindre mesure, en dépit de discriminations religieuses persistantes, atteignirent des positions élevées alors que les financiers et marchands musulmans restèrent à l’écart des décisions majeures de modernisation. On sous-estime leur rôle et celui des Européens, notamment des Grecs (qui firent sécession en 1832), dans le réveil au Moyen-Orient. Les dirigeants musulmans commencèrent à imputer le retard de cette région aux responsables religieux et conduisirent des réformes, tout en favorisant les musulmans dans les contrats avec l’État. La plupart des grandes entreprises modernes ont soutenu les gouvernements en place en échange de protection, de privilèges ou d’indifférence.
Le programme des islamistes - réislamiser la société tout entière – voué à l’échec
Les islamistes ont mis sur le dos de la colonisation et de la sécularisation la perte de la centralité de l’islam et ont cherché à restaurer les institutions islamiques mais de manière sélective. Seule l’Arabie saoudite, entrée en résistance contre l’Empire ottoman, réintroduisit la zakat dans le système fiscal. Si Maududi et Qubt voulaient réinstaurer la zakat, leur référence était l’économie du 7ème siècle. En faisant de la zakat une caricature et en voulant la rendre obligatoire, ils ont renforcé l’impression d’une religion dépassée, déconnectée des problèmes sociaux et diffusé l’image d’un islam se résumant à une machine à prohiber. Dans les faits, les pratiques financières islamiques ont suivi les pratiques conventionnelles, avec l’approbation tardive des experts de la charia. Ce fut le cas avec les cartes de crédit pour lesquelles l’intérêt a été rebaptisé « frais de transactions » et dont certaines comprennent une puce indiquant la direction de la Mecque. La double vente, censée camoufler l’intérêt, obscurcit la tarification des risques et favorise la corruption. La finance islamique comme pratique religieuse incite à la falsification des préférences et contribue à la persistance d’une faible liberté religieuse.
En pratique, les musulmans violent la loi islamique sans arrêt. Lors d’un achat en ligne avec une carte de crédit islamique, le musulman viole l’obligation du face à face dans toute transaction et l’interdiction de l’intérêt. La dissimulation des arrangements consentis par les islamistes légitimise la malhonnêteté, affaiblit la force de la loi et alimente la méfiance entre islamistes et sécularistes.
Timur Kuran pense qu’un mouvement en faveur d’une certaine libéralisation n’est pas impensable, mais nécessite de distinguer, dans le Coran, les versets sans limite et de portée universelle de ceux spécifiques au 7ème siècle. Cette libéralisation requiert des organisations civiques fortes et une séparation des pouvoirs. Elle suppose aussi l’élimination du risque d’être accusé d’apostasie ou de blasphème, notamment par une opposition forte et structurée de ceux qui, en cachette pour l’instant, souhaitent sa disparition. J'ajoute qu'elle nécessite aussi une contextualisation des hadiths, quasiment jamais évoqués par Timur Kuran, et l'abandon de beaucoup d'entre eux. Timur Kuran pense qu'une action collective est plus facile aujourd’hui après la modernisation institutionnelle. Pour lui, même s’il risque de prendre plusieurs générations, « le processus de libéralisation du Moyen-Orient n’est, en aucun cas, dans une impasse ». Conclusion hardie, mais nourrie d’un examen minutieux de l’évolution historique du Moyen-Orient depuis l’apparition de l’islam. Sans réussir à nous convaincre tout à fait, cet examen donne à réfléchir.
[1] Private Truths, Public Lies. The Social Consequences of Preference Falsification, Harvard University Press, 1995. Voir ma note ici : https://www.micheletribalat.fr/435379014/439783525.
[2] The Long Divergence: How Islamic Law held Back the Middle-East, Princeton University Press, 2010.
[3] Je traduis « clerics » ainsi.
[4] World Values Survey Round Six (2010-2014).
[5] 2 % des biens et 10 % des revenus.