IMMIGRATION : LE GRAND DÉNI

François Héran

Seuil, 3 mars 2023, 192 p.

1er avril 2023


 

Ce nouveau livre de François Héran est tout à fait dans la continuité idéologique de celui de 2017 : l’immigration est un phénomène naturel – comme la mise au monde d’un enfant - contre lequel les politiques ne peuvent rien. Le rôle de ces derniers est d’apprendre aux Français d’aujourd’hui à faire avec.

Des deux propos repris en exergue dans l’introduction de son livre – l’un de Marine Le Pen, l’autre de Gerald Darmanin – ceux prononcés par le ministre de l’Intérieur ont dû lui faire chaud au cœur :

« Nous pensons que l’immigration fait partie de la France et des Français, depuis toujours. L’immigration est un fait qui fait aussi la France – qui a fait son passé et qui fera son avenir. Il ne sert à rien d’être contre. Que veut dire être contre le mouvement des hommes sur la terre ? » (p.7).

Le ministre de l’Intérieur, en reprenant la thèse du professeur au Collège de France déjà exposée dans son livre de 2017 – Avec l’immigration - se révélait ainsi plein de promesses cachées.

Mais ce n’est pas tant l’idéologie exprimée dans Immigration, le grand déni que je vais examiner ici que son ambition statistique :

« rétablir les faits aussi franchement et clairement que possible, ce qui implique de sortir de l’hexagone et de raisonner sur le temps long » (p. 16)

 

C’est donc principalement en gardant en tête cette ambition que je vais parcourir son livre, en le confrontant à ses écrits récents, notamment le livre publié en 2017[1] et en y relevant les approximations les plus grossières.

Une grande partie est consacrée à la politique française et à un plaidoyer contre toute politique aux prétentions de maîtrise, sans retenir les coups qu’il distribue à ceux qui en auraient le projet. Chacun pourra se faire son opinion. Malgré « une avancée remarquable […] lors des débats sans vote de décembre 2022 devant l’Assemblée nationale et le Sénat » (p. 166), des ministres de l’Intérieur, du Travail et de la Justice à propos du projet de loi sur l’immigration, le professeur au Collège de France se demande si ces derniers sauront « résister à l’offensive idéologique de l’extrême droite et de la droite extrémisée » (p. 166).

Si les Français veulent s’instruire sur le sujet, ce ne sont pas les politiques qu’il leur faut écouter : « À l’heure actuelle, qui donc porte en France le poids d’une communication objective sur les phénomènes migratoires et sur le décalage croissant entre discours et réalités ? Des chercheurs, des statisticiens, des journalistes experts en vérification des faits, sans oublier… l’OCDE » (p 166).


François Héran a-t-il œuvré dans ce livre à une « communication objective sur les phénomènes migratoires » ?

 

La définition de l’immigré

 

En 2017, François Héran écrivait :

« Par immigrés, on entend les personnes nées étrangères à l’étranger et venues s’installer pour une durée légale d’au moins un an, qu’elles aient ou non acquis la nationalité française par la suite. Cette définition internationale de l’immigration, édictée par la division de la population des Nations unies sur le modèle américain du foreign born, est appliquée par tous les organismes de statistique nationaux et internationaux » (empl 420).

Il a enfin découvert que c’était faux. En 2023, on peut lire, sans allusion à son erreur passée, que la définition française de l’immigré se rapproche de la définition américaine (foreign born), mais qu’il la juge, désormais, différente de celle des Nations unies. Il constate ce qui aurait dû lui sauter aux yeux. Face à la diversité des définitions (à l’intérieur de l’UE notamment) et des outils statistiques, « les immigrés au sens de l’ONU comprennent toutes les populations nées à l’étranger » p.25. La mise au point parue dans Population & Sociétés de 2021[2] a mis fin aux confusions relevées dans la revue de l’Ined[3] et a peut-être aidé à sa conversion.

 

Nombre d’immigrés, sources : Insee et doigt mouillé

 

Je suis ravie de constater que François Héran s’est enfin rendu à l’idée de faire un bilan de l’immigration à travers « la progression du nombre d’immigrés », même si, nous le verrons, il résiste difficilement à l’idée d’y mettre son grain de sel par des approximations malheureuses.

François Héran commence par donner le nombre d’immigrés estimé par l’Insee au « 1er janvier 2022 » : 7 millions, soit 10,3 %, France entière. Une précision : nous n’avons encore aucun chiffre pour 2022. Le dernier chiffre qu’il cite est celui estimé pour 2021[4].

Mais il ajoute : « Je fais partie des chercheurs qui pensent que l’estimation des 7 millions d’immigrés vivant en France doit être majorée au moins d’un million de personnes » (p.20). On aimerait connaître les noms de ces chercheurs qui évaluent de même cette sous-estimation et comment ils y arrivent. « Au moins un million » n’est pas très précis. Ça peut être deux millions, trois millions, voire plus ! Pour justifier ce coup de pouce, il invoque les étrangers en situation irrégulière dont une partie échappe aux enquêtes annuelles de recensement et les défauts de déclaration de nationalité. D’après une étude récente non encore publiée, « 10 % des étrangers naturalisés se déclarent Français de naissance au recensement suivant » (p. 20). Plus on est entré jeune et plus on avance en âge, plus on aurait tendance à se déclarer Français de naissance. Il n’évoque jamais la possibilité d’une erreur dans l’autre sens : des individus qui se seraient déclarés Français par acquisition alors qu’ils étaient Français de naissance. François Héran en déduit : « il est raisonnable de penser que les immigrés représentent 11 à 12 % de la population de la France plutôt que 10,3 % » (p.21, je souligne ce qui me paraît ne pas être un argument scientifique étayé). François Héran aime les chiffres ronds ! Ces pourcentages reviennent à rajouter aux près de 7 millions d’immigrés, entre un demi-million et 1,15 million de personnes. Mais que peut-il faire de ces 11 à 12 % dans ce qui suit pour envisager l’évolution de la population immigrée ? Rien. Il a donc donné un coup de pouce au doigt mouillé, sans justification statistique sérieuse et sans grande utilité.

Si l’on veut disposer d’une série temporelle qui se tienne et si l’on n’a pas les moyens de corriger tous les ans, autrement qu’au doigt mouillé, les données de l’Insee, il vaut mieux les garder telles qu’elles. Par ailleurs, qu’opposer à ceux qui ont aussi de bonnes raisons de penser qu’il faut donner des coups de pouce aux statistiques de l’Insee, sans plus de justifications ? En quoi les bonnes raisons de penser des chercheurs, qu’il convoque sans en révéler les noms ni les écrits, offrent-elles des garanties sur leurs propres coups de pouce. ?

 

« Changement de pied » sur l’évolution du nombre annuel de 1ers titres de séjour

 

Très remonté contre Nicolas Sarkozy et François Fillon, il écrivait dans son livre en 2017 : « Après avoir crû fortement dans les années 1990, leur nombre oscille depuis 2002 autour de 200 000 personnes par an » (emp. 270, livre électronique). « Sur quatorze années de stabilité des 200 000 entrées légales de migrants extra-européens, neuf se sont déroulées sous l'autorité directe de Nicolas Sarkozy » (emp. 308). « Comment l'ancien Premier ministre [il s'agit du candidat F. Fillon] explique-t-il la remarquable stabilité des 200 000 titres de séjour délivrés chaque année sous son gouvernement ? » (emp. 1501). Il s’agissait d’une stabilité inventée. Remarquable était son culot pour communiquer sur cette stabilité et une oscillation inexistante du nombre d’entrées légales sur la période.

En 2023, il a « changé de pied » : cela augmente, mais c’est normal.

« Au total, c’est un fait que le nombre de titres de séjour délivrés à des ressortissants extra-communautaires augmente au fil du temps, mais pour des raisons compréhensibles, qui résultent d’une série de politiques actives » (p. 65). François Héran voit dans l’augmentation de l’immigration d’étudiants, dont beaucoup viennent de la sphère francophone, une tendance favorable à la défense de la francophonie, mais il s’irrite des « attaques incessantes contre la migration familiale » venant d’ignorants qui trompent ainsi « gravement les Français » (p. 65). C’est la place de l’immigration familiale dans le flux migratoire qui a régressé. Les autres motifs d’entrée ont augmenté quand les motifs familiaux sont restés à peu près stables depuis 2013, si l’on excepte 2020, année Covid.

Le professeur au Collège de France a utilisé, de façon orientée, les résultats de l’enquête ELIPA2[5], qui restitue les parcours des migrants, afin de montrer la « frontière indécise » qu’il y a entre le séjour régulier et l’irrégulier. Je le cite : « près de 40 % des personnes ayant obtenu un titre de séjour en 2018 pour « liens personnels et familiaux » étaient arrivés en France avant 2010 » (p. 141). Le titre « liens personnels et familiaux » est celui qui récupère les étrangers qui n’entrent pas dans les dispositifs prévus par la loi pour l’immigration familiale et qui représente, en 2018, 14 % des 1ers titres, hors étudiants. S’il avait choisi les titres « membres de famille d’étranger » (20 % des 1ers titres, hors étudiants), il aurait pu écrire : « Près d’un « membre de famille » sur deux, motif surreprésenté chez les femmes, est arrivé en 2017 ou en 2018 » (p.2, Info migrations n°98).

 

François Héran découvre enfin que l’immigration a augmenté avec le 21ème siècle

 

Le professeur au Collège de France présente un graphique (figure 1 page 25) traçant l’évolution du nombre et de la proportion d’immigrés de 1851 à 2021 en renvoyant à une série de tableaux rétrospectifs dans lesquels c’est seulement à partir de 1911 que l’Insee a pu répercuter la définition de l’immigré à laquelle il s’est rangé dans les années 1990. Cette reconstitution a d’ailleurs fait l’objet d’une première publication par l’Insee en 1996[6]. Pour les années antérieures, ne figurent que la distinction entre Français de naissance, Français par acquisition et étrangers. Je ne sais donc pas dire d’où viennent les chiffres antérieurs à 1911 qu’il utilise.

La bonne nouvelle c’est que François Héran s’est enfin aperçu que l’immigration avait fortement augmenté avec le 21ème siècle, après s’être accrue très mollement pendant le dernier quart du siècle précédent au point que la proportion d’immigrés est restée ces années-là autour de 7,4 % en France métropolitaine. Tournant sa veste, il parle désormais d’une « longue stagnation » de 1975 à 1999.

Il aborde aussi l’évolution de l’immigration à travers le « taux moyen de croissance annuelle » du nombre d’immigrés. Pour les années postérieures à 2004, il commente l’évolution ainsi : « chose remarquable, la courbe est peu sensible aux césures politiques : elle n’a cessé de grimper d’un quinquennat à l’autre » (p. 27). Ce qui est une manière de garder un peu de cohérence avec ses précédents écrits dans lesquels il accablait Nicolas Sarkozy et le candidat à la présidentielle François Fillon. C’est pourtant faux. Même en prenant le taux qu’il préconise de retenir, ce n’est pas ce que l’on constate. Le nombre d’immigrés s’est accru en moyenne de +1,70 % par an sous Nicolas Sarkozy, de +2,17 % sous François Hollande en France hors Mayotte[7] et de +1,94 % au cours des quatre premières années de la présidence Macron[8], marquées par la pandémie de 2020. Quant à la proportion d’immigrés, elle a augmenté en moyenne par an de +1,19 % sous Nicolas Sarkozy, de 1,76 % sous François Hollande (France hors Mayotte) et de 1,62 % au cours des quatre premières années du mandat d’Emmanuel Macron.

On s’attendrait, à ce stade, à ce que François Héran consente à revenir un peu sur son diagnostic moqueur de l’échec complet de la politique de Nicolas Sarkozy et de son premier ministre François Fillon. Si l’immigration étrangère a ralenti, en moyenne, sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, pour augmenter nettement sous celui de François Hollande, cela ne cadre plus avec le postulat de l’échec de ce président et de tous les gouvernements en général qui cherchent à juguler les flux migratoires. François Héran va même jusqu’à convoquer Jacques Chirac, alors qu’il ne dispose pas des données sur l’ensemble de ses deux quinquennats[9], pour écrire : « Sous les présidences de Jacques Chirac, François Hollande et Emmanuel Macron, le taux de croissance annuel moyen de la population immigrée oscille autour de 2,2 % » (p. 27, je souligne). Pour prétendre montrer qu’il « oscille » autour de 2,20[10], il retire le mandat de Nicolas Sarkozy pendant lequel le taux s’accroissement moyen annuel a été bien inférieur, qu’il s’agisse du nombre d’immigrés ou de leur proportion (tableau 1).


Tableau 1.- Taux d’accroissement moyen annuel du nombre d’immigrés et de sa proportion dans la population lors de différents mandats présidentiels (%).

En fait, sur la période qu’il retient, le taux d’accroissement moyen annuel du nombre d’immigrés n’oscille pas du tout autour de 2,2 % (voir graphique1). Toujours se méfier lorsque François Héran parle d’une valeur qui oscille, on l’a vu avec les entrées en France, dont il prétendait qu’elles oscillaient autour de 200 000 dans son livre de 2017.

Graphique 1.- Taux d’accroissement moyen annuel du nombre d’immigrés sous les huit dernières années du mandat de Jacques Chirac, les cinq ans de celui de François Hollande et les quatre premières années de celui d’Emmanuel Macron. Source : Insee.

François Héran, qui avait reproché à Nicolas Sarkozy et à son premier ministre François Fillon leur piètre performance dans leur projet de maîtrise de l’immigration, a trouvé le moyen de ne pas porter à leur bilan la moindre croissance de la population immigrée et de son poids dans la population. En fait, ils n’ont rien accompli :

« On ne saurait rendre un président mécaniquement responsable de la tendance observée sous son mandat. Les réformes d’un mandat donné peuvent agir à retardement sur les données du mandat suivant. Une réorganisation importante de l’administration (comme ce fut le cas en 2006-2007, avec la création du ministère de l’intégration et de l’identité nationale) peut retarder le traitement des dossiers, à charge pour l’administration du mandat suivant (en l’occurrence, celui de François Hollande) de le résorber » (p. 28).

C’est bien pratique pour sauver ses élucubrations erronées passées. En l’absence de données sur les performances administratives, on pourrait tout aussi bien déduire de la création d’un ministère dédié, un meilleur fonctionnement administratif. Le principal, ici, pour François Héran, est de sauver le bilan de François Hollande et d’accabler ses vilains prédécesseurs de droite. Tant qu’il y est, autant en profiter pour dédouaner Emmanuel Macron de son propre bilan. Ceux qui nous dirigent ne sont en fait pour rien dans les tendances observées car tout leur échappe. S’il n’y a jamais eu autant d’immigrés en France, « le dernier président n’y est pour rien. C’est une tendance cumulative plus ancienne, observée sans discontinuité depuis l’an 2000 » (p. 28). Une remarque en passant : personne ne dispose du chiffre pour l’année 2000. Mais c’est un chiffre bien rond et François Héran, on le sait, a du mal à résister à l’attrait des chiffres ronds.

Lorsque François Héran convoque, très approximativement, les données sur le solde migratoire des immigrés estimé par l’Insee à partir des enquêtes annuelles de recensement (EAR), c’est encore pour donner un chiffre rond sans rapport avec les données. Année 2020 mise à part, ce solde, écrit-il, « tourne autour de 200 000 personnes par an » (p. 28). On finirait par croire que tout, pour François Héran, « tourne » ou « oscille » autour de 200 000. Son chiffre fétiche ? Avec François Héran, dès que ça « tourne » ou « oscille », il faut se précipiter pour vérifier.

Le graphique 2 montre comment « tourne autour de 200 000 », sur la période qu’il indique, le solde migratoire des immigrés estimé par l’Insee, dans la publication[11] indiquée par François Héran lui-même en note.

De tous ces éléments, il déduit « une progression continue de la population immigrée en France » (p.29).

Rappelons que le solde migratoire n’est pas observé mais qu’il est le résidu de l’équation démographique de l’année. C’est ce qui reste lorsque l’Insee a ajouté les naissances et retiré les décès. Au contraire, le nombre d’entrées est mieux estimé, à partir des questions des EAR sur l’année d’entrée en France et la résidence un an auparavant (courbe des entrées ajoutée au graphique 2).


Graphique 2.- Évolution du solde migratoire et du nombre d’entrées estimés par l’Insee de 2006 à 2019 à partir des enquêtes annuelles de recensement (en milliers).

L’immigration est un phénomène mondial auquel la France n’a aucune chance d’échapper et qui, en l’état, y participe insuffisamment

 

Ignorants de ce qui se passe ailleurs qu’en France, il est des gens pour récriminer contre l’immigration et des politiques pour s’imaginer qu’ils y peuvent quelque chose. On retrouve ici la naturalisation du phénomène migratoire chère à François Héran et développée dans divers écrits. Il faut faire avec et accueillir les migrants comme les enfants qui viennent au monde. Il précise que seuls échappent à cet élan migratoire mondial les pays qui ne sont pas attachés à l’état de droit. Les vilains ! Le Danemark est désormais classé parmi les vilains : il « sape toujours plus l’état de droit et multiplie les mesures indignes à force de vouloir donner des gages à l’extrême droite » (p.162).

La France occuperait une position très médiocre. Pour le montrer, il présente un tableau (p. 35) sur la proportion de population née à l’étranger selon qu’ils sont nés dans un pays de l’UE ou non, pour les pays de l’Union européenne « fin 2020 » (au 1er janvier 2021, date habituelle d’Eurostat). Ces pays sont classés par ordre décroissant de la proportion de personnes nées en dehors de l’UE.

On est étonné d’y trouver le Royaume Uni, sorti de l’UE le 31 janvier 2020, mais aussi la Suisse, L’Islande et la Norvège. Par ailleurs, les chiffres que contient son tableau sont très souvent faux ou fautifs par l’arrondi. J’ai vérifié et revérifié les chiffres tirés d’Eurostat, tant je ne comprenais pas comment on pouvait se tromper autant. La dernière extraction de données du 24 mars 2023, équivalente à celle extraite plus tôt, donne les chiffres et permet le classement des pays de l’UE (tableau 2), à comparer à celui donné par François Héran.

C’est Malte qui se trouve en tête par sa proportion de personnes nées en dehors de l’UE et non la Suède. Chypre et l’Irlande sont particulièrement mal classés dans le palmarès de François Héran. Par exemple, en Irlande, d’après les chiffres de François Héran, 5 % des habitants seraient nés en dehors de l’UE quand c’est 11 % ! Pour la France, il a arrondi 9,8 % à 9 % ! Ce qui éloigne la France de l’Allemagne d’un point de pourcentage alors qu’elle n’en est qu’à 0,5 point. Le bon arrondi aurait mis la France au niveau de l’Allemagne (10 %). En fait, la proportion de personnes nées en dehors de l’UE est en France très proche celle de la Belgique, des Pays-Bas, de l’Allemagne et de la Grèce.

* Classement qui ne tient pas compte de la Suisse, de la Norvège, de l’Islande et du Royaume-Uni qu’il a intégrés aux pays de l’UE !

Tableau 2.- Classement des pays d’après la proportion de personnes nées en dehors de l’UE27 au 1er janvier 2021, comparé à celui publié par François Héran. Source : Eurostat.

Ce cumul d’erreurs, n’empêche pas François Héran de pavoiser : « Les faits sont clairs. Ils sont, au sens fort, indéniables [à condition de ne pas se tromper] ; nul besoin de les minimiser ou de les grossir » (p.36, italiques dans le livre)

 

Faites ce que je dis mais ne faites pas ce que je fais

 

François Héran félicite des journalistes qui seraient de plus en plus professionnels et à même de relever les malversations statistiques, notamment les doubles comptes dans la mesure du flux d’entrées, sauf les siennes évidemment.

À titre d’exemple, rappelons-nous l’extraordinaire performance journalistique du Monde lorsqu’il a accueilli sa tribune le 26 avril 2020[12]. Le professeur au Collège de France s’y livrait à un numéro d’acrobatie statistique sans guère se soucier des doubles-comptes, tout en faisant mine d’en tenir compte. Dans ce texte, il passait de 270 000 premiers titres de séjour délivrés en 2019, « en comptant large et sans doubles comptes » à « 400 000 environ […] entrées annuelles de migrants non européens sur le territoire français ». Après une estimation erronée du nombre d’entrées de citoyens de l’UE, il en déduisait que « chaque année en France, 540 000 entrées environ relèvent de la migration, ce qui est très peu sur l’ensemble des 90 millions d’entrées provisoires ou durables : 0,6 % ». Son objectif ici était alors de montrer à quel point il serait ridicule de stopper l’immigration pour juguler la pandémie[13].

Le Monde n’y avait alors rien trouvé à redire, au contraire. Mais il n’en alla pas de même pour les émules du professeur au Collège de France peu prisés du Monde, lorsqu’ils reprirent le chiffre de 400 000. Le doigt mouillé d’Eric Zemmour ne saurait rivaliser avec celui de François Héran, même quand ils tombent sur le même chiffre. Éric Zemmour, sur la lancée du professeur, ajoutait différentes catégories qu’il ne faut pas ajouter pour dire : « cela nous fait à peu près 400 000 immigrés légaux par an ». Il en déduisait qu’Emmanuel Macron aurait ajouté 2 millions d’immigrés en cinq ans. Ce qui est évidemment faux, car les immigrés s’en vont et meurent aussi. Le Monde a bien raison de le mentionner. Il compte le démontrer à partir du solde migratoire et d’une estimation des décès pour l’année 2017. Très fier, il exhibe un histogramme représentant les 400 000 d’Eric Zemmour en rouge, et les 139 000 attribués à l’Insee en bleu[14]. Si Le Monde avait plus simplement calculé le nombre d’immigrés supplémentaires pour la même année, facile à trouver, il aurait affiché 157 000. Mais ce qu’il se garde bien de faire, c’est de donner le nombre d’entrées estimé par l’Insee dans la même publication[15] pour 2017 - 261 000 - tout aussi éloigné des 400 000 d’Eric Zemmour que de ceux de François Héran. D’ailleurs, en toute rigueur, c’est aux 540 000 entrées estimées au doigt mouillé par ce dernier qu’il faut comparer les 261 000 entrées, car l’estimation de l’Insee porte aussi sur les immigrés qui bénéficient de la libre circulation.

En 2023, François Héran met donc en garde contre les doubles-comptes qui ne l’ont pas effrayé plus que cela en 2020, sous couvert de félicitations aux journalistes scrupuleux :

« Ils sont également attentifs au risque de doubles comptes : on ne peut additionner sur une même année les titres de séjour délivrés, les nouvelles demandes d’asile et le nombre d’irréguliers estimé d’après l’aide médicale d’État, car ces trois éléments se recouvrent partiellement : les titres d’une année incluent une partie des demandeurs d’asile des années précédentes, mais aussi une partie des irréguliers entrés en France dans la dernière décennie. Et ainsi de suite » (p37-38). 

Il a même le culot d’ajouter :

« Mais la rhétorique du complot politique ne s’embarrasse pas de ces détail techniques. Elle a ceci de particulier qu’elle brandit les chiffres en se moquant des chiffres. »

Et de s’interroger sur les raisons de pareilles négligences :

Les auteurs « sont-ils assez cyniques pour miser sur la crédulité de l’opinion publique ? » p. 38.

Je me pose les mêmes questions à son endroit.

 

François Héran s’offusque de la « dénonciation rhétorique et stérile. Des essayistes et des collectifs en usent et en abusent. Je pense par exemple à cet Observatoire de l’immigration et de la démographie qui reproduit correctement les données disponibles sur la progression de l’immigration en France, mais les assortit d’un commentaire animé par la volonté systématique d’imputer toutes les hausses ou les accélérations au président en exercice. On était, il est vrai, à trois semaines du premier tour de l’élection présidentielle… » (p.38-39).

Là aussi, c’est osé de la part du professeur au Collège de France qui a donné de lui-même lors des élections présidentielles de 2007 et 2017 à travers deux livres, publiés le 11 janvier 2007 et le 30 mars 2017, livres qui n’épargnaient guère les prétendants qui lui déplaisaient.

 

Le fantasme de l’appel d’air

 

François Héran est très dur avec ceux qui recourent à la métaphore de l’appel d’air que pourrait susciter toute mesure ouvertement favorable à l’immigration. Ainsi, Angela, Merkel aurait-elle été accusée, bien à tort, d’avoir alimenté un « appel d’air » après avoir annoncé qu’elle ne tiendrait pas compte du 1er pays d’entrée dans le traitement des demandes d’asile et que l’Allemagne y arriverait (« Wir schaffen das »). Cependant, comme le signale le professeur au Collège de France, l’annonce de l’abandon de la règle du 1er pays d’entrée « devint virale chez les exilés connectés » (p.46). Très logiquement, les candidats à l’exil se sont précipités en Allemagne qui leur assurait ainsi un traitement spécial. Sans compter ceux qui y étaient déjà et pouvaient témoigner auprès d’eux de l’accueil sans réserve de ce pays. Cela ressemble étrangement à un appel d’air !


À suivre...


[1] Avec l’immigration. Mesurer, débattre, agir, La Découverte, 2017, 300p. Voir ma note ici : https://www.micheletribalat.fr/435379014/434831497.

[2] Cris Beauchemin et al., « Migrations internationales : ce que l’on mesure (ou pas), Population & Sociétés, n° 594, novembre 2021.

[3] Par exemple dans le Population & Sociétés n°563, février 2019, signé Gilles Pison.

[4] Le nombre définitif d’immigrés en 2021 sera connu courant 2024.

[5] l’enquête ELIPA2 a été conduite auprès des étrangers ayant obtenu un 1er titre de séjour d’au moins un an, pour tous motifs sauf étudiant, dans les dix départements où ceux-ci sont les plus nombreux. Info migrations n° 98, https://www.immigration.interieur.gouv.fr/Info-ressources/Etudes-et-statistiques/Etudes/Etudes/Infos-migrations.

[6] Fabienne Daguet, Suzanne Thave, « La population immigrée - Le résultat d’une longue histoire », Insee Première n° 458, 4p.

[7] Mayotte a été intégrée en 2014 dans les données de l’Insee, au cours du quinquennat de François Hollande.

[8] Mais les deux dernières années sont seulement des estimations.

[9] Le nombre d’immigrés n’est pas connu en 1995. Il l’est lors du recensement de 1999, mais pas en 2002, ce qui ne permet pas cerner les deux mandats, ni même le dernier.

[10] La moyenne des taux moyens annuels d’accroissement du nombre d’immigrés sur les périodes connues (Nicolas Sarkozy exclu) est de 2,14.

[11] https://www.insee.fr/fr/statistiques/3633212#onglet-1.

[12] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/26/francois-heran-l-ideologie-du-confinement-national-n-est-qu-un-ruineux-cauchemar_6037821_3232.html.

[13] https://www.micheletribalat.fr/439299792/446281896 et mon livre Immigration, idéologie, souci de la vérité, L’Artilleur, 2022, p.39-46.

[14] https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2021/10/05/immigration-trois-chiffres-cites-par-eric-zemmour-et-jordan-bardella-a-manier-avec-prudence_6097235_4355770.html.

[15] https://www.insee.fr/fr/statistiques/5351267#tableau-figure2_radio1.