Démographe
L’IMMIGRATION ÉTRANGÈRE EN SUÈDE
L’EXPLOSION DE LA DEMANDE D’ASILE (I)
19 mai 2020
La Suède compte aujourd’hui la proportion de population d’origine étrangère parmi les plus importantes de l’Union européenne, même si les comparaisons européennes sont rendues difficiles par les différences de définitions nationales portant sur deux générations. Depuis 2003, la définition suédoise est la suivante : personnes nées à l’étranger ou en Suède de deux parents nés à l’étranger. Mais la Suède propose quelques tableaux sur une définition plus large dans laquelle elle ajoute les personnes nées en Suède d’un seul parent né à l’étranger. Cette définition est aussi mise en œuvre par Eurostat dans les modules ad hoc des enquêtes Emploi, comme en 2008 et 2014. Le prochain module ad hoc sur le sujet est prévu pour l’enquête Emploi de 2021 (https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php/EU_labour_force_survey_-_ad_hoc_modules#Overview_of_the_ad_hoc_modules).
Avant d’en venir à la population d’origine étrangère en Suède au 31 décembre 2019 et à son évolution récente, il nous faut commencer par une particularité suédoise qui tient à la place importante occupée par la demande d’asile dans l’alimentation de l’immigration étrangère ces dernières années.
Réglementation suédoise de l’asile : loi du 20 juillet 2016
Les personnes qui avaient obtenu le statut de réfugié, une protection subsidiaire ou un droit au séjour à un autre titre humanitaire avant le 20 juillet 2016 ont reçu un permis de séjour permanent. Pour les décisions postérieures, ceux qui ont obtenu le statut de réfugié ont reçu un titre de séjour de trois ans et les autres un titre de séjour de treize mois. Les étudiants du Supérieur âgés de 17-24 ans ont pu se voir délivrer un titre plus long pour terminer leurs études. Mais il était toujours possible, pour les familles avec enfants et les enfants qui avaient déposé une demande d’asile avant le 24 novembre 2015 d’obtenir un permis de séjour permanent pourvu que les enfants aient toujours moins de 18 ans au moment de la décision. Le regroupement familial était possible pour les réfugiés mais aussi pour les bénéficiaires d’une protection subsidiaire si ces derniers avaient demandé l’asile avant le 24 novembre 2015. Pour les demandes plus tardives, le regroupement familial nécessitait une situation exceptionnelle. Les restrictions sur le regroupement familial autour d'un étranger bénéficiant d'une protection subsidiaire ont été enlevées en 2019.
Les données sur le sujet sont relativement abondantes à la fois sur le site de l’institut statistique suédois et sur le site de l’Agence suédoise des migrations[1] dont je conseille vraiment la visite pour sa clarté (https://www.migrationsverket.se/English/About-the-Migration-Agency/Statistics/Asylum.html). En France, il faut aller sur le site du ministère de l’Intérieur pour glaner quelques informations. L’Ofpra n’offre par grand-chose. Quant à l’Insee, voilà, sans commentaire, ce que donne une requête sur les demandeurs d’asile :
Sur le site de l’Agence suédoise des migrations (https://www.migrationsverket.se/English/About-the-Migration-Agency/Statistics/Asylum.html), figurent, en mai, des informations sur les demandes d’asile et les décisions prises par l’agence au moi d’avril, ainsi que des tableaux Excel sur les mois de janvier à avril 2020, mais aussi les mêmes données mensuelles et annuelles pour les années 2010 à 2019 et deux tableaux rétrospectifs pour les années antérieures. L’un relativement simple porte sur les demandeurs d’asile de 1984 à 1999. L’autre couvre la période 2000-2019 et comprend en plus une feuille sur les demandeurs d’asile par pays et une autre sur un phénomène récent, celui des demandes émanant des mineurs non accompagnés. S’agissant des décisions, ne sont retenues, dans tous les tableaux, que les décisions en 1ère instance du ressort de l’agence, à l’exclusion de celles des Cours de justice traitant des migrations dans les tribunaux administratifs de Göteborg, Luleå, Malmö et Stockholm et de la Cour d’appel des migrations située dans le tribunal administratif de Stockholm.
Demandeurs d’asile : le surgissement des demandes de mineurs non accompagnés
Il est donc possible d’avoir une idée de l’évolution de la demande d’asile en Suède au cours des 35 dernières années, de 1984 à 2019. Il s’agit des premières demandes traitées par l’agence. Deux grands moments se dégagent de cette évolution. Le premier est lié à la guerre yougoslave qui s’est traduite par un afflux extraordinaire de réfugiés dont le pic se situe en 1992 avec 84 000 demandes d’asile à plus de 80 % déposées par des ressortissant des États de l’ex-Yougoslavie. L’équivalent en France aurait été de recevoir 550 000 demandes d’asile dont 460 000 en provenance de ces États. L’autre grand pic, bien plus élevé encore, est celui de 2015 qui a touché toute l’Europe, avec une arrivée massive de Syriens et d’Afghans. C’est comme si la France avait reçu plus d’un million de demandes d’asile en 2015, enfants compris[2]. Ensuite, comme le nombre de 1ères demandes d’asile retrouvait son niveau de la fin des années 1980, la diversification des origines sonne, au moins pour l’instant, la sortie de la Suède de la crise de l’asile qui a culminé en 2015.
À part la toute fin de période, le flux de demandeurs d’asile en Suède dépasse donc, de très loin, ce que la France a pu connaître. En termes relatifs, le régime bas de la Suède aujourd’hui correspond au régime haut de la France qui réceptionne des mouvements secondaires à l’intérieur de l’UE.
Évolution du nombre de 1ères demandes d’asile de 1984 à 2019, y compris celles des mineurs (graphique à gauche) et de la composition par pays de nationalité (tableau à droite) pour quelques années marquantes correspondant à un pic en % et/ou en nombre absolu sur la période considérée. Ainsi, le pic de la part des Syriens dans les demandes d’asile est le plus élevé en 2014, mais c’est en 2015 que leur nombre a été le plus grand. Source : https://www.migrationsverket.se/English/About-the-Migration-Agency/Statistics/Asylum.html
La compilation des demandes d’asile mensuelles de janvier 2014 à avril 2020 permet de se figurer encore mieux l’ampleur de la crise de 2015 avec un pic de 39 196 pour le seul mois d’octobre. C’est aussi en 2015 que le nombre et la part des mineurs non accompagnés a connu une envolée spectaculaire (un peu plus d’une demande d’asile sur cinq) qui s’est très vite calmée dans les premiers mois de l’année suivante (à peu près une demande sur treize en 2016). En octobre 2015, la Suède avait enregistré 9339 demandes d’asile de mineurs non accompagnés, il n’y en avait plus que 132 en octobre 2016 et 93 en octobre 2019 (graphique ci-dessous).
En fait, le phénomène des demandes d’asile de mineurs non accompagnés était resté très discret jusqu’au début du siècle. La Suède ne l’évoque pas dans ses tableaux rétrospectifs avant 2000. Cette année-là elle n’en comptait que 350. La croissance de leur nombre suit très exactement celle des demandes d’asile d’adultes (coefficient de corrélation de 0,95 sur les données mensuelles de janvier 2014 à avril 2020 et de 0,92 sur les données annuelles de 2000 à 2019).
Évolution mensuelle du nombre de demandes l’asile d’adultes, d’enfants les accompagnant et de mineurs non accompagnés de janvier 2014 à avril 2020. Source : Agence suédoise des migrations, https://www.migrationsverket.se/English/About-the-Migration-Agency/Statistics/Asylum.html
Au cours des 20 dernières années, la Suède a enregistré 68 831 demandes d’asile déposées par des mineurs non accompagnés dont plus de la moitié sur la seule année 2015 (graphique ci-dessous). C’est comme si la France en avait reçu, en vingt ans, près de 460 000, dont 230 000 seulement en 2015.
81 % de ces mineurs arrivés sur la période étaient, dans l’ordre, des Afghans, des Somaliens, des Syriens, des Érythréens et des Irakiens (49 % d’Afghans). En 2015, cette proportion était de 91,5 % (66 % pour les seuls Afghans).
La demande d’asile est très majoritairement masculine (presque toujours plus de 60 % de 1995 à 2019), elle l’est encore plus dans les périodes de fort afflux (70 % en 2015). Le coefficient de corrélation entre le nombre de demandes et la proportion d’hommes s’établit à 0,68. Cette masculinité est très marquée chez les mineurs non accompagnés (92 % en 2015) et liée à la part d’Afghans, Somaliens, Syriens, Érythréens et Irakiens (coefficient de corrélation de 0,87). Ces mineurs sont plutôt concentrés dans les âges proches de la majorité comme l’indique le seul tableau trouvé qui donne suffisamment de détails, celui de l’année 2014 : 54 % des garçons et 46 % des filles avaient 16-17 ans quand respectivement 38 % et 31 % avaient 13-15 ans .
Des décisions en 1ère instance qui se sont étalées dans le temps
L’agence suédoise des migrations donne des informations détaillées sur les décisions qu’elle a prises de janvier 2010 à avril 2020.
On sait, mois par mois, quel est le nombre moyen de jours nécessaires pour boucler un dossier. Chaque mois, on connaît aussi le nombre de décisions positives, de rejets, de dossiers mis en procédure Dublin car relevant d’autres États et que l’agence n’examine pas matériellement, de dossiers supprimés en raison soit d’une fuite du demandeur, soit d’un retrait du dossier et qui ne sont pas traités non plus par l’agence. Ces dossiers ont représenté jusqu’à la moitié de l’ensemble en février 2016 (graphique ci-dessous).
Cet afflux inhabituel de demandeurs d’asile a évidemment représenté une charge de travail énorme qui n’est pas encore épuisée aujourd’hui, alors même que le flux de demandes d’asile est redescendu à un niveau très bas. Ces décisions ont été très étalées, avec un pic en novembre 2016 et un autre un peu plus bas un an plus tard. Il semble que les décisions positives aient été relativement plus rapides à prendre que les rejets. Le deuxième pic est plus lié aux rejets qu’aux décisions positives (graphique ci-dessous).
Évolution, de janvier 2014 à avril 2020 du nombre de demandes d’asile, du nombre de décisions (hors fuites et retraits), du nombre de décisions positives et de celui des rejets et des demandes mises en procédure Dublin. Source : Agence suédoise des migrations, https://www.migrationsverket.se/English/About-the-Migration-Agency/Statistics/Asylum.html
Cette surcharge de travail s’est traduite par un allongement considérable du temps de traitement des dossiers. Si, en janvier 2014, un dossier était bouclé en 113 jours, il en fallait 621 en décembre 2017 et 623 en juin 2018. Et, en avril 2020, il en faut encore 305 (graphique ci-dessous).
Les décisions positives ont bien été prises plus rapidement que les rejets comme l’indique l’évolution de leur pourcentage dans l’ensemble des décisions du ressort de l’agence, c’est-à-dire, une fois éliminés les retraits et les mises en procédure Dublin. Jusqu’en décembre 2016, la proportion de décisions positives a été très forte : entre 70 % et 90 % selon le mois. Ensuite, elle a décliné très rapidement jusqu’en novembre 2017, puis plus doucement pour tomber à 27 % en avril 2020 (graphique ci-dessous).
La rapidité de traitement et le type de décision prise dépendent évidemment de la composition par nationalité des demandes d’asile dont certaines sont pratiquement toutes satisfaites – c’est le cas des Syriens et des Érythréens pour qui près de 100 % des décisions prises de 2014 à 2019 ont été positives – quand d’autres le sont plus rarement. Finalement peu de dossiers de Syriens ou d’Érythréens ont été mis en procédure Dublin ou ont été retirés suite à la disparition (ou non) des demandeurs. La part de décisions positives a reculé après 2015 dans la gestion des dossiers d’Afghans, de Somaliens d’Iraniens et d’Irakiens. En 2015-2016, beaucoup de dossiers d’Afghans, d’Iraniens et d’Irakiens n’ont pas été examinés, majoritairement en raison d’un retrait du dossier ou de la disparition du demandeur. Ce rebut est également très important chez les Marocains, Libyens et Nigérians. Les décisions sur les dossiers de Marocains traités par l’agence sont très rarement positives. C’est encore plus vrai de celles se rapportant aux demandes émanant d’Albanie ou d’Ex-Yougoslavie. L’asile leur est rarement accordé en 1ère instance (tableau ci-dessous).
Proportion de décisions positives et de dossiers ayant échappé à toute décision parce que mis en procédure Dublin ou en raison d’un retrait ou d’une fuite du demandeur pour quelques nationalités de 2014 à 2019. Source : Agence suédoise des migrations, https://www.migrationsverket.se/English/About-the-Migration-Agency/Statistics/Asylum.html
Une très grande majorité des décisions positives prises sur les trois premières années (2014-2016) ont accordé une protection subsidiaire aux adultes et à leurs enfants. Ce sont les années où les décisions prises sur les demandes émanant de Syriens ont été les plus nombreuses. Sans correspondre exactement aux exigences de la Convention de Genève, ces demandes sont acceptées en raisons des risques graves encourus par les demandeurs dans leur pays. À partir de 2017, l’attribution du statut de réfugié est redevenu majoritaire. Les décisions prises dans l’urgence pour les mineurs non accompagnés en 2014-2016 ont accordé le séjour dans une proportion exceptionnellement élevée pour motif humanitaire lorsque les cas n’entraient pas dans le cadre de la Convention de Genève ou de la protection subsidiaire. Ces cas « hors des clous » ont aussi été réglés, au fil du temps, plus souvent par la remise d’un permis temporaire lorsque le renvoi s’avère impossible, pour les adultes et leurs enfants.
Titres de séjour délivrés pour l’asile, y compris ceux délivrés après décision des Cours de justice
Finalement, le nombre de demandeurs d’asile qui finissent par obtenir un titre de séjour est supérieur à celui des décisions positives en 1ère instance par l’Agence suédoise des migrations, en raison des décisions des Cours de justice spécialisées, suite à des recours. Le tableau ci-dessous donne une idée de ce qu’ont ajouté les décisions judiciaires sur la période 2014-2019. Une idée seulement parce que les décisions judiciaires interviennent plus tard et ne se rapportent donc pas forcément aux décisions de l’agence de la même année. Une comparaison globale sur la période est probablement moins trompeuse qu’une comparaison annuelle. De 2014 à 2019, 223 845 titres de séjour ont été délivrés à des demandeurs s’asile soit 27 % de plus que le nombre de décisions positives prises par l’agence. Cependant, certaines décisions n’étant pas du ressort de l’asile, l’écart global, une fois décomptés les réfugiés sous quotas – réfugiés reconnus par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés et acceptés par le gouvernement suédois – et ceux à qui l’on a délivré un titre de séjour étudiant, les Cours de justice ajoutent à peu près 10 % de décisions positives à celles prises par l’Agence, le plus souvent en accordant le statut de réfugié, mais aussi régularisant la situation des demandeurs à un autre titre. Au total, l’asile et le regroupement familial qu’il induit ont représenté 41 % des 1ers titres de séjour délivrés en Suède de 2014 à 2019.
On le voit, la Suède a eu fort à faire avec la gestion des demandeurs d’asile. Si le coup de frein mis à ce type d’entrées a été extrêmement fort, leur importance passée a modifié profondément le poids et la composition de la population d’origine en Suède.
À suivre…
[1] Il s’agit d’une agence qui traite non seulement de l’asile mais aussi des autres formes de migration (travail, famille, études...) et des acquisitions de nationalité. Contrairement à la France qui disperse ses activités sur le sujet entre l'OFPRA, l'OFII et le ministère de l'Intérieur (qui exerce la tutelle de l'OFPRA et de l'OFII), la Suède dispose d'une agence unique, favorable à l'efficacité dans les prises de décisions.
[2] En France, le ministère de l’Intérieur donne le nombre de demandes d’adultes et aussi celui des enfants les accompagnant. Mais l’écrasante majorité des mineurs non accompagnés sont du ressort de l’aide sociale à l’enfance, une fois que leur minorité a été reconnue, sans dépôt d’une demande d’asile.
Jean-Pierre Baux
20.05.2020 07:51
Très intéressant. . Des leçons à prendre.
Patrick Stefanini
19.05.2020 15:40
Merci Madame. Votre analyse est très interessante car la France a très peu de mineurs isolés demandeurs d’asile.