LA FÉCONDITÉ DES IMMIGRÉES EN FRANCE : QUESTIONS DE MÉTHODES

8 mars 2023

 

 

L’Insee vient de publier un Insee Première intitulé Combien les femmes immigrées ont-elles d’enfants ?[1], accompagné d’un document de travail intitulé Fécondité et migration. Comment mesurer la fécondité des immigrées ?[2] entrant dans le détail des données et innovations méthodologiques présentées par son auteur Didier Reynaud. Ce dernier propose le calcul d’un indicateur conjoncturel de fécondité dit « ajusté » pour tenir compte de la fécondité des femmes immigrées avant leur arrivée en France. Voyons donc ce qu’il en est.

 

Des indicateurs de fécondité par âge peu adaptés à l’étude de la fécondité des femmes nées à l’étranger, dont les immigrées

 

Les deux principaux indicateurs de fécondité visant à mesurer son intensité sont la descendance finale (DF) et l’indicateur conjoncturel de fécondité (ICF). Tous deux cumulent les taux de fécondité par âge de la femme[3], dans une génération pour le premier, dans l’année pour le second. Dans un pays dont l’écrasante majorité des femmes y sont nées, c’est l’arrivée en âge de procréer qui détermine le début de la vie féconde. Vie féconde que l’on peut suivre au fil des âges.

 

Pour les femmes nées à l’étranger, c’est l’année d’arrivée en France qui détermine leur entrée en observation dans les statistiques françaises. Apparaît ainsi une « génération 0 » dont le destin devrait se mesurer dans des cohortes d’année d’entrée, au fil des durées de séjour selon leur âge à l’entrée. La migration est souvent à l’origine d’une discontinuité dans le comportement des femmes. Elle a pu retarder ou précipiter une mise en couple et influer sur le calendrier de la fécondité[4]. La migration a de grandes chances de se traduire par une sous-fécondité avant la migration et un rattrapage après, lorsqu’elle intervient aux âges de procréation[5].

 

Les indicateurs de fécondité selon l’âge ne sont donc pas le bon outil pour étudier la fécondité des femmes nées à l’étranger, dont celle des immigrées. C’est en fonction de l’année d’arrivée et l’âge à l’entrée qu’il faudrait l’étudier, si l’on veut couvrir leur fécondité sur l’ensemble de leur vie féconde et distinguer la fécondité réalisée dans le pays d’origine et celle intervenue après la migration. Ces données sont rarement disponibles en France. Elles le sont lors des enquêtes Famille et d’enquêtes spécifiques telles que les enquêtes TeO, mais sur des échantillons forcément réduits.

 

Observations conjoncturelles (par année) ou rétrospectives (longitudinales)

 

Il faut distinguer les observations conjoncturelles des observations rétrospectives. Les données d’état civil sur les naissances sont des données dites conjoncturelles car publiées tous les ans. De même que celles sur la population par âge obtenues à partir des enquêtes annuelles de recensement (EAR) et, avant 2004, des recensements. Ces données se cantonnent aux personnes effectivement présentes une année donnée.

 

Les informations contenues dans les enquêtes rétrospectives sur la constitution des familles portent sur les personnes présentes en France au moment de l’enquête. Et donc à l’exclusion, par définition, de celles qui arriveront plus tard et viendront ajouter leur histoire à celle des femmes précédemment enquêtées qui sont encore présentes en France (ni décédées ni parties de France).

 

Didier Reynaud insiste sur l’inadéquation de l’ICF pour mesurer correctement la fécondité des immigrées, et plus généralement des femmes nées à l’étranger, à partir des données d’état civil et des EAR. Si l’Insee avait établi des séries longues sur les naissances en France (donc après la migration pour les femmes nées à l’étranger) par âge de la mère selon que la mère est née en France ou à l’étranger et disposait des mêmes séries sur les effectifs de femmes par âge, la descendance finale qu’il serait en mesure de calculer en fonction du lieu de naissance ne refléterait pas non plus la fécondité des femmes nées à l’étranger. Comme on va le voir, c’est l’outil d’observation (état civil/EAR) et non le recours à l’ICF qui est en cause.

 

« A la manière de » l’INSEE lorsqu’il recourt à l’état civil et aux EAR/recensements

Le calcul « à la manière de », à partir de l’enquête Famille et logements (EFL) de l’Insee de 2011, permet de reproduire approximativement ce qu’aurait pu faire l’Insee s’il avait disposé chaque année des naissances en France de mère immigrée dans les données d’état civil et des effectifs de femmes immigrées par âge. Si l’on retient les femmes immigrées nées en 1960, au fil du temps se sont ajoutées des femmes nées la même année. Ainsi, d’après les données de l’enquête EFL, leur effectif s’en serait trouvé multiplié par 4 entre 14 et 49 ans. La descendance finale y aurait été de 2,98 enfants. Il en va tout autrement si l’on s’écarte du calcul de type état-civil/EAR pour garder l’ensemble des femmes immigrées nées en 1960 et l’ensemble de leurs enfants qu’ils soient nés en France ou non. L’effectif est le même à chaque âge et la DF est plus faible - 2,47 - en raison de la sous-fécondité des femmes immigrées avant la migration. Très clairement, cette deuxième mesure a plus de consistance que la première, mais elle ne mesure que la fécondité des femmes nées en 1960 et encore présentes en 2011[6].

 

L’enquête rétrospective a donc un avantage sur l’observation conjoncturelle, celui d’avoir les mêmes femmes en observation au cours de leur vie féconde jusqu’à la date de l’enquête et dont la composition ne change pas au fil du temps au gré des nouvelles arrivées.

 

C’est simplement parce que la descendance finale des femmes immigrées (ou nées à l’étranger) n’est connue que lors d’enquêtes rétrospectives que leur fécondité s’en trouve mieux appréhendée que par l’ICF calculé à partir des données d’état civil et d’EAR et non en raison d’un défaut intrinsèque de l’ICF. Si l’Insee avait les moyens de la calculer, à partir de l’état civil (qui, par construction, n’inclut que les naissances intervenues sur le sol français) et des EAR (qui n’incluent, par construction, que les femmes présentes en France), la descendance finale des femmes nées à l’étranger surestimerait, elle aussi, leur fécondité.

 

C’est l’outil d’observation qui fait la différence et non le type d’indice.

 

Si l’on calcule, à partir de l’enquête Famille et logements de 2011[7], un ICF à la manière de l’Insee lorsqu’il utilise les données d’état civil, cet ICF est supérieur à celui calculé sur l’ensemble des enfants nés en France et à l’étranger, tout particulièrement aux dates les plus éloignées de l’enquête. Plus on se rapproche de 2011 plus cet l’ICF se rapproche de celui calculé sur toutes les naissances tout simplement parce que, en fin de période, les naissances se rapportent à l’ensemble des femmes présentes dans les deux cas (voir graphique 1). C’est bien ce qu’a également observé Didier Reynaud à partir de l’enquête TeO2[8], dont les effectifs sont beaucoup plus petits que ceux de l’enquête EFL.

 

En 1995, l’ICF à la manière de la méthode état-civil/EAR est de 2,48 enfants par femme, contre 2,04 lorsqu’il est calculé à partir des naissances avant et après l’immigration (soit -0,44 enfant). En 2009, l’écart s’est considérablement réduit (-0,09 enfant). En 1995, l’ICF tel qu’on pourrait le calculer à l’état civil sur les seules naissances en France comprend les femmes entrées avant cette date, et seulement elles, alors que l’ICF total, sans distinction du lieu de naissance des enfants, comprend aussi celles entrées pendant les quinze ans qui suivent et qui, en 1995, vivaient au pays d’origine. Les évolutions de ces indices sont en grande partie factices.

Si l’on considère l’ICF calculé à la manière de la méthode état-civil/EAR sur la période 1995-2009, la composition par âge à l’arrivée inclut, par construction, au fil des années, de moins en moins de femmes arrivées très jeunes et de plus en plus de femmes arrivées à un âge plus tardif. Par exemple, 35 % des femmes immigrées présentes en 2011 et entrées en France avant 1995 avaient moins de 15 ans au moment de la migration. En 2011, cette proportion était descendue à 23 % parmi les femmes entrées avant cette date.


Descendance par âge des femmes nées à l’étranger

 

Didier Reynaud a raison. L’examen des descendances finales dans les générations, qui ont passé l’âge d’avoir des enfants, à partir d’une enquête rétrospective est une voie plus sûre d’examiner la fécondité des femmes nées à l’étranger que l’indicateur conjoncturel de fécondité calculé dans l’année à partir de données d’état civil. Mais les taux par âge sont extrêmement composites en termes de pays d’origine, d’âges à l’entrée, de durées de séjour. Au moins, dans les cohortes d’années d’arrivée, la composition par origine et âge à l’entrée reste la même au fil des durées de séjour.

 

L’examen, par Didier Reynaud, des différences de descendance finale des immigrées nées en 1960-1974 d’avec la génération de leur mère est intéressante, notamment pour celles nées en Afrique (dominée en France par les flux maghrébins). Il amène l’auteur à la conclusion suivante : ces différences traduisent « sans doute une rupture, du fait de la migration, comparativement aux fécondités élevées dans les pays d’origine » (p. 32). Il y a probablement eu aussi un effet de génération lié à la baisse de fécondité dans certains pays, notamment celle fulgurante mais tardive en Algérie à partir des années 1980 et une sélectivité des flux, notamment sur les niveaux de diplôme.

Il est beaucoup moins confortable de raisonner sur les descendances partielles par génération car les cohortes ne sont pas complètes. Par exemple, toutes les femmes nées en 1997 ne sont pas encore arrivées, ce qu’a du reste bien compris Didier Reynaud lorsqu’il cherche un moyen de corriger l’ICF mais qu’il n’applique pas aux descendances partielles (Figure 26 reproduite ci-dessous par capture d'écran et figures 27 et 28 p. 28 à 31).

Sortir des mesures habituelles de la DF et de l’ ICF calculés en fonction de l’âge

 

Si l’on veut étudier la fécondité des femmes immigrées et son évolution, il faut sortir des mesures habituelles. C’est ce qu’a tenté Laurent Toulemon en construisant un ICF un peu particulier combinant descendance atteinte au moment de l’entrée en France et fécondité mesurée dans l’année après l’arrivée[9]. Laurent Toulemon cherche à retomber sur un indicateur que l’on pourrait comparer à celui que l’on calcule habituellement. Cet indicateur hybride nécessite des données d’enquête rétrospective. Or, lorsqu’on dispose de ces enquêtes, pourquoi ne pas construire des indicateurs structurés autour des variables fondamentales et définitives que sont l’année d’arrivée en France et l’âge à l’entrée ? Pour chaque immigrée, ces données ne changent pas au fil de leur vie. La fécondité est alors mesurée en fonction de la durée de séjour dans des cohortes d’années d’arrivée par âge à l’entrée. Il est aussi possible de construire un indicateur de référence pour les natives qui corresponde à la fécondité de celles qui ont atteint l’âge à l’entrée des immigrées en même temps[10]. C’est ce qui est présenté dans le tableau 1 pour trois cohortes d’arrivée décennales à partir de l’enquête EFL2011.

On a là des éléments qui permettent de comparer ce qu’a été la fécondité des femmes immigrées présentes en 2011 par âge à l’entrée à celles des natives. A-t-on résolu parfaitement la question de la comparabilité d’évolution dans le temps de la fécondité des immigrées au sens d’une pure évolution temporelle ? Non. En effet les femmes entrées dans les années 1960-69 sont différentes de celles arrivées plus tard, par leur pays d’origine, mais aussi par bien d’autres caractéristiques, notamment la catégorie sociale. Dans cette cohorte, les différents âges à l’entrée ne portent pas non plus forcément sur les mêmes courants migratoires. Mais, au fond, c’est aussi le cas lorsqu’on examine la descendance des femmes nées en France au fil du temps dont les caractéristiques sociales varient elles aussi.


La solution de Didier Reynaud pour conserver la mesure de la fécondité des immigrées par l’ICF

 

Didier Reynaud a bien vu la difficulté posée par les défauts de l’ICF tel qu’on le calculerait à partir de l’état civil si l’Insee décidait de travailler l’information selon le lieu de naissance de la mère.

 

L’état civil ne contient pas d’informations sur les immigrés

Il faut rappeler ici que s’il est possible de collecter des informations sur la fécondité des femmes immigrées dans des enquêtes dédiées, forcément rares, ce n’est pas le cas des données d’état civil qui n’enregistrent que le pays de naissance de la mère et non sa nationalité de naissance. L’état civil ne permet donc de distinguer que la fécondité des femmes nées en France de celles nées à l’étranger (avec la possibilité d’indiquer le groupe de pays de naissance). En distinguant ces naissances par âge de la mère, l’Insee pourrait facilement calculer, chaque année, des taux de fécondité par âge selon le lieu de naissance de la mère, les données tirées des EAR fournissant les effectifs de femmes de chaque catégorie par âge au dénominateur.[11]

 

Mais c’est à travers l’ICF que Didier Reynaud entreprend de mettre en évidence la discontinuité entraînée par la migration, dans l’espoir de trouver un moyen d’en corriger le défaut. Au lieu de la montrer simplement à partir de cohortes d’année d’entrée en France distinguant l’avant et l’après migration, il calcule une chose assez bizarre : un ICF moyen (cumul des taux de fécondité par âge) selon la durée de séjour (négative avant et positive après l’entrée en France) des années 2005-2017 (voir encadré et reproduction de la figure 33 page 34 ci-dessous).

 

Calcul Insee de l’ICF par durée de séjour

Pour les femmes considérées l’année de leur entrée en France (durée zéro), Didier Reynaud ajoute les taux de fécondité par âge des femmes âgées de 15 à 50 ans obtenus en rapportant les naissances intervenues lors de l’année d’arrivée de femmes d’un âge x aux femmes de cet âge à la durée de séjour zéro. Les femmes entrées en France et présentes dans l’enquête ont évidemment connu des durées avant la migration (ici de -10 à -1) et, en fonction de leur année d’entrée, une ou plusieurs années de séjour après (ici jusqu’à 20 ans).

Ainsi, les femmes entrées à 20 ans en 2015 avaient 10 ans en 2005 et ne contribuent donc pas à l’indicateur de fécondité à la durée – 10 ans. Elles commencent à entrer dans le calcul à la durée -5 ans (année 2010) et figurent dans le calcul des indicateurs de fécondité jusqu’à la durée +2 ans (année 2017). Elles sont donc absentes dans les durées postérieures. Elles interviennent dans le calcul de l’ICF entre 15 ans et 22 ans des années 2010-2017. De même, celles qui sont entrées à 35 ans en 2015 seront présentes dans le calcul des indicateurs de fécondité des durées -10 ans à +2 ans, c’est-à dire entre 25 et 37 ans. Les immigrées entrées à 20 ans en 1995 étaient en France depuis 10 ans en 2005 et contribuent donc aux indicateurs de fécondité des durées +10 ans à + 20 ans, soit entre 30 ans et 40 ans. Celles qui sont entrées à 20 ans en 1980 ne contribuent pas aux indicateurs de fécondité car en 2005, elles sont là depuis 25 ans, durée non prise en compte.

On ne voit pas bien quel sens donner à cet ICF composite qui, à chaque durée, est formé de cohortes d’années d’arrivée et d’âges à l’entrée différents. Je n’en vois pas bien l’intérêt, surtout si c’est pour finir par écrire que « les femmes immigrées ont [eu] tendance à repousser leur maternité après la migration » (page 35). Ce qui est infiniment plus facile à montrer dans les cohortes d’année d’arrivée selon l’âge à l’entrée. On ne comprend pas pourquoi Didier Reynaud retient l’ICF pour conduire cette démonstration si l’on ne garde pas à l’esprit que son projet est de corriger l’ICF, tel qu’il est d’habitude calculé, de ce biais. Cela aurait été, en effet, plus facile et plus probant de le démontrer autrement à partir des données d’enquête rétrospective. L’enquête TeO2 est sans doute un peu juste en effectifs pour le faire, mais elle me paraît l’être également pour calculer ces ICF composites sur 30 durées de séjour. Il aurait sans doute été plus sage d’attendre l’exploitation de l’enquête Familles de 2025 dont l’échantillon sera beaucoup plus étoffé.

 

L’ambition de Didier Reynaud : corriger l’ICF en simulant des flux qui ne se sont pas encore produits

 

L’idée de Didier Reynaud est de calculer, pour chaque année, un ICF se rapportant non seulement aux femmes effectivement présentes mais également à celles, absentes, mais qui entreront en France avant 50 ans de 2020 à 2055. Ainsi, pour espérer avoir (eu) 15 ans en 2021, il faut avoir 15 ans cette année-là ou 16 ans en 2022 ou 17 ans en 2023 ou 18 ans en 2024… ou 49 ans en 2055. Didier Reynaud complète donc rétrospectivement l’effectif des femmes nées à l’étranger et âgées de 15 ans en 2021 par les entrées projetées des femmes à 15 ans en 2021, à 16 ans en 2022, à 17 ans en 2023, à 18 ans en 2024… et à 49 ans en 2055.

Il fait de même à tous les âges. Au fil des âges, de moins en moins d’années d’entrées sont intégrées. À 50 ans, en 2021, il n’y a plus d’entrées avant cet âge à ajouter.

Les entrées de personnes nées à l’étranger d’ici 2055 non encore présentes sont par définition inconnues. Il faut donc les simuler.

Didier Reynaud va chercher l’information dans l’enquête annuelle de recensement réalisée en 2020 qui, grâce au recueil de l’année d’entrée des personnes nées à l’étranger, complété par celui du pays de résidence antérieure un an auparavant, permet d’estimer le nombre de femmes entrées en 2019. Toutes les caractéristiques de ces femmes cette année-là sont reportées sur les femmes « attendues » pour les années 2020 à 2055.

Didier Reynaud a établi trois scénarii principaux : même nombre d’entrées qu’en 2019 pendant 35 ans (scénario dit central) ; un accroissement du flux de 2 % par an ; une diminution du flux de 1 % par an. Il en déduit un profil du rapport des femmes nées à l’étranger non encore arrivées à celles effectivement présentes correspondant, à chaque âge de 15 à 50 ans, rapport qu’il peut appliquer aux femmes nées à l’étranger présentes. Les effectifs qui s’en trouveront ainsi les plus accrus sont ceux des femmes les plus jeunes censées entrer dans les années suivantes à différents âges. C’est bien ce qu’indiquent les résultats de l’opération sur les effectifs de l’année 2021 (figure 37 page 39 ci-dessous).

Encore faut-il reconstituer des naissances à l’étranger dont ces femmes non encore arrivées en France sont ou seront les mères. Didier Reynaud va chercher, dans l’enquête TeO2, les taux de fécondité des femmes enquêtées avant leur arrivée en France, mais aussi les taux de fécondité des femmes ayant eu des enfants à l’étranger après leur arrivée en France (très faibles évidemment)[12].

Ces taux de fécondité permettent à Didier Reynaud de mettre en face des femmes nées à l’étranger dont il a estimé les effectifs futurs, des naissances à l’étranger, par simple application des taux de fécondité par âge. Comme ces derniers, pourtant établis sur une période assez longue (2000-2014 pour les taux avant migration ; 2000-2017 pour les taux après migration), sont très chahutés en fonction de l’âge, en raison des effectifs réduits (5760 femmes nées à l’étranger dans l’enquête TeO2), il a été nécessaire de les lisser sur cinq ans d’âge.

Ces naissances à l’étranger ajoutées aux naissances en France permettent à Didier Reynaud de recomposer un indicateur conjoncturel de fécondité en les rapportant, à chaque âge aux effectifs de femmes présentes auxquels viennent s’ajouter les effectifs de celles qui pourraient l’être d’ici leurs 50 ans, indépendamment du lieu de naissance de leurs enfants. Rien d’étonnant à ce que l’ICF ainsi construit soit inférieur à celui obtenu à partir des naissances en France en raison de taux de fécondité bas avant la migration et d’un effet de rattrapage après la migration.

Didier Reynaud en conclut :

« Après ajustement, toujours en moyenne sur la période 2017-2021, l’ICF des femmes nées à l’étranger est de 2,37 enfants par femme et celui des femmes nées en France de 1,67 enfant par femme, soit un écart de 0,70 enfant par femme au lieu des 1,31 avant ajustement. La fécondité des femmes nées à l’étranger (2,37 enfants par femme) reste supérieure à celle des femmes nées en France (1,67) -, mais avec un écart moins marqué – presque divisé par deux – qu’avant ajustement. » (page 42, texte en gras de l’auteur).

L’ajout, aux effectifs de femmes nées à l’étranger présentes, de celles qui ne sont pas encore là mais pourraient l’être avant d’atteindre 50 ans au plus tard en 2055 permet à Didier Reynaud de calculer aussi un ICF ajusté total de la France. Cet ICF total ajusté intègre ainsi des naissances à l’étranger de femmes absentes pour le moment mais dont on pressent qu’elles viendront dans le futur. L’impact de cet ajustement sur l’ICF global France entière de 2017-2021 est de -0,03 enfant.

Ce qui permet à Didier Reynaud de calculer une contribution ajustée des femmes nées à l’étranger à l’ICF de la France, lui aussi réduit (+0,16 enfant contre +0,19 enfant sans ajustement) : « Le surcroît de l’ICF attribué aux femmes nées à l’étranger passe donc de 0,19 à 0,16 du fait de l’ajustement » (page 44, en gras dans le texte).

 

Plus l’immigration anticipée est forte plus l’ajustement pèse lourd

 

Avec cet ajustement, plus les flux à venir seront importants, plus l’ICF des femmes nées à l’étranger s’en trouvera réduit puisque ces femmes, qui ne sont pas encore là, occupent plus de place. Dans le scenario envisageant un accroissement de 2 % par an du nombre d’entrées de femmes d’ici 2055, l’ICF ajusté des femmes nées à l’étranger en 2017-2021 serait de 2,31, au lieu de 2,37 dans le scenario central. Mais avec une diminution de 1 % par an, l’ICF gagnerait 0,03 enfant (2,40).

On en arrive à se demander si la seule vertu de l’ICF ajusté de Didier Reynaud n’est pas tout simplement de donner à voir un indicateur conjoncturel de fécondité plus faible que celui calculé habituellement. Le risque est que plus personne ne comprenne quoi que ce soit à cet ICF ajusté, le public ayant déjà du mal à comprendre l’ICF sans ajustement. Ajoutons que le nouvel indicateur se trouverait ainsi déconnecté du nombre de naissances en France.

 

Un ajustement répercuté par origine

 

Didier Reynaud ne s’est pas arrêté là. Il a calculé un ICF ajusté ou non de 2017 à 2021, pour différents groupes de pays de naissance, ce qui est quelque peu audacieux compte tenu des effectifs présents dans l’enquête TeO2. L’écart le plus grand entre ICF ajusté et ICF « normal » concerne les femmes nées aux Amériques ou en Océanie (-073 enfant). Les immigrés de cette origine sont très peu nombreux en France. D’après les estimations de l’Insee, en 2021 ils ne représenteraient que 5,8 % de l’ensemble des immigrés. Si l’on applique ce ratio à l’ensemble des femmes nées à l’étranger enquêtées dans TeO2, cela ne donne pas plus de 334 femmes, nombre qu’il faut subdiviser encore en fonction de l’âge pour calculer des taux de fécondité par âge. Avec de tels effectifs, les profils de fécondité par âge qui en résultent sont forcément très chahutés. Si l’on prend ces résultats au sérieux, je ne vois qu’une explication à ce grand écart (-0,73 enfant) : la quantité élevée de femmes incluses dans le flux migratoire anticipé par rapport à l’effectif présent. Ce qui pourrait tout aussi bien signifier que les sorties du territoire ne sont pas rares et que l’impasse faite sur ce phénomène dans l’ajustement est lui-même à l’origine d’un biais. Didier Reynaud fait comme si toutes les femmes appelées à venir en France jusqu’en 2055 devaient y rester. Ce qui est faux en toute rigueur et peut-être très faux pour les Américaines.

En somme, plus les migrations seraient de courte durée, plus cette addition de flux par anticipation pèserait dans l’estimation de l’ICF et plus la correction par l’introduction des migrations futures de femmes appelées à rester est problématique. C’est pourquoi il ne me paraît pas utile de rentrer plus avant dans la variété de résultats proposés par Didier Reynaud.

Par ailleurs alors que l’histoire des dernières décennies montre à quel point les flux migratoires ont évolué (nombre, composition par âge, origine), on ne voit pas pourquoi, soudainement, il n’en irait plus de même.

 

Préconisations de Didier Reynaud

 

Didier Reynaud ne demande pas à ce que l’Insee ajuste chaque année ses calculs de l’ICF pour la France, lors de ses bilans démographiques. Il propose de réserver l’ajustement à l’étude comparative ponctuelle de la fécondité des femmes nées à l’étranger et des femmes nées en France. La force d’entraînement de l’INSEE sur la statistique européenne n’est pas telle qu’il peut espérer convaincre les instituts statistiques de l’UE de partager cette innovation. Nous échapperons donc, dans les bilans démographiques aux ICF ajustés :

« On préconise donc, au vu des résultats et des difficultés de réalisation du correctif (hypothèse sur les flux à venir, données de l’enquête TeO2 non reproduites chaque année) de ne pas effectuer le correctif chaque année sur l’estimation de l’ICF de la population totale (celle du bilan démographique annuel ou pour les comparaisons internationales notamment), mais seulement pour les études sur la fécondité des femmes nées à l’étranger, lors des comparaisons avec les femmes nées en France » (page 44, en gras dans le texte).

 

Si l’on veut bien suivre Didier Reynaud pour qui « le principal résultat de ce document de travail est que l’ICF, tel qu’il est classiquement calculé, surestime nettement pour les femmes nées à l’étranger le nombre moyen d’enfants qu’elles auront au cours de leur vie » (p. 62, en gras dans le texte), la principale vertu de son nouvel indicateur est de relativiser la fécondité des immigrées en France. Cet ICF ajusté a pourtant le défaut de se fonder sur une projection bien incertaine de flux, une hypothèse – bien téméraire - de stabilité de leur composition par origine et par âge à l’entrée et une hypothèse peu crédible de sorties nulles pour ces entrées anticipées.

Au total, la correction est donc très fragile et l’on perd le fil entre indicateur conjoncturel de fécondité et natalité en France. Au moins l’ICF « normal » a la vertu d’apporter, au simple commentaire sur le nombre et la part des naissances de mères nées à l’étranger, un élément de comparaison avec la fécondité des natives par élimination de l’effet de la structure par âge. Rien n’interdit de garder en tête que cet ICF des femmes nées à l’étranger (ou immigrées) est marqué chaque année par un effet de rattrapage et de réserver l’étude de la fécondité des femmes nées à l’étranger (ou immigrées) au cours de leur vie à l’analyse de données rétrospectives. Plutôt que de s’en servir pour corriger de manière hasardeuse et fragile nos indicateurs familiers, il serait plus productif de travailler ces données d’enquêtes autrement pour calculer des indicateurs plus adaptés par cohorte d’année d’arrivée et d’âge à l’entrée.