UNE DÉPOLITISATION  TOUJOURS PLUS GRANDE DE LA QUESTION MIGRATOIRE

6 février 2020

Commentaire sur :

Pour des politiques migratoires conformes à toutes les exigences de la République

Faire reculer les situations de non-droit

21 janvier 2020

Collège de praticiens du droit des étrangers signataires :

Pascal Brice, directeur de l’Office français des réfugiés de 2012 à 2018, conseiller maître à la Cour des comptes ;

Claire Brice-Delajoux, maître de conférences en droit public à l'Université Paris-Saclay;

Jean-François Carenco, préfet d’Ile-de France de 2015 à 2017, président de la Commission de régulation de l’énergie et président de Coallia ;

Luc Derepas, ancien directeur des étrangers au ministère de l'Intérieur, président de l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation de l’environnement et du travail (ANSES);

Olivier Gainon, anciennement directeur de Cabinet de Pierre Gattaz au Medef, chef d’entreprise ;

Pascale Gérard, directrice de l’insertion sociale à l’AFPA, praticienne de l’insertion professionnelle des réfugiés ;

Jean-François Ploquin, directeur de Forum réfugiés/Cosi ;

Anatole Puiseux, fonctionnaire au ministère des solidarités et de la santé ;

Frédéric Sève, secrétaire national de la CFDT ;

Bérangère Taxil, professeur de droit public à l’Université d’Angers ;

Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS.

Il y a une quinzaine de jours, ce collège d’experts remettait un rapport au Président de la République et au gouvernement afin qu’ils amendent leur politique migratoire jugée inutilement restrictive. 

Ce rapport se présente comme une troisième voie entre une posture qui n’a que les apparences de la fermeté mais reste impuissante et une posture qui prône l’ouverture complète des frontières sans poser aucune limite. En somme, la seule voie raisonnable, qui affiche l’ambition de « reconstruire un consensus autour de la politique des étrangers », de mettre les Français enfin d’accord sur un sujet aussi contentieux.

Pourtant, il ne déroge pas à la rhétorique technocratique qui affirme que l’immigration ne s’est pas accélérée dernièrement – « leur nombre [des étrangers] est d’ailleurs stable »[1] - se référant en cela aux tours de magie d’Hervé le Bras sur l’évolution du solde migratoire depuis 1955. Tout en affirmant que cette accélération est inéluctable - « l’immigration plus ou moins qualifiée de jeunes en provenance d’Afrique, du Maghreb et du Moyen-Orient est inscrite dans l’évolution récente de ces pays » - que la démographie française commande d’y avoir recours – « le vieillissement de la population rend nécessaire l’augmentation du solde migratoire » - et que, de toute façon, c’est bon pour l’économie. Rien de très neuf.

La première question qui vient à l’esprit à la lecture du document porte sur l’appellation « politiques migratoires » pour caractériser les préconisations du collège de praticiens. En effet, dans cette expression, le mot « politique » suppose à la fois une volonté de répondre aux attentes des citoyens et une capacité de l’État à formuler un objectif qui permettrait d’y répondre. Or tel n’est pas du tout le propos de nos experts qui, d’ailleurs, annoncent la couleur dans le sous-titre - « Faire reculer les situations de non-droit » -. Leur objectif est d’étendre toujours plus les droits des étrangers à séjourner en France, par la loi et la gestion administrative ou judiciaire de l’immigration, afin d’être à la hauteur de l’idée qu’ils se font de la République. Leur méthode : « adapter les normes de droit et leurs conditions de mise en oeuvre pour régler par le séjour le plus grand nombre de situations selon des critères transparents ». À terme, les procédures de régularisation sont appelées à se raréfier puisqu'elles auront été intégrées dans la loi. Mais, en attendant, il faut, disent les experts, adapter la circulaire Valls afin d’écouler le « stock » d’étrangers en situation irrégulière. Ils nous assurent que les reconduites prononcées devront par la suite être effectives. Pour cela, ils invoquent des contrôles renforcés aux frontières de l’UE dans des centres établis dans des ports européens. Pas sûr que les pays situés aux frontières maritimes de l’UE soient très emballés par le projet d’installation de camps chez eux.

Les effets quantitatifs des mesures qu’ils préconisent leur sont, au fond, indifférents, comme l’est leur coût sur lequel ils ne fournissent aucune information, si ce n’est le souhait d’une grande réactivité afin que les budgets s’adaptent très vite à la demande.

L’extension des droits

 L’outil décisif est le couperet mis sur le délai de gestion des dossiers : accès à un titre de séjour (sauf motif d’ordre public) ou départ effectif du territoire national en six mois. Par ailleurs, l’administration se devrait d’examiner, avant tout rejet, si l’intéressé peut bénéficier d’un autre titre que celui demandé. Si tel est le cas, elle serait tenue de le lui délivrer. Cette machine à régulariser mettrait sûrement en échec et l’administration et les juges chargés des recours. D’ailleurs, le juge administratif saisi d’un recours contre un refus de titre de séjour deviendrait un juge de plein contentieux, ce qui lui permettrait de substituer sa décision à celle de l’administration et de forcer cette dernière à délivrer un titre de séjour pour le motif qu’il aurait retenu (familial ou humanitaire).

S’y ajoute la création d’un titre de séjour mention « humanitaire », censé répondre à des situations de détresse les plus variées, lesquelles ne manquent pas dans le monde, après avis d’une commission départementale du séjour humanitaire composée de médecins, psychologues, psychiatres et travailleurs sociaux. Seraient ainsi visées les victimes de la traite, de violences domestiques ou familiales, de sévices au cours du parcours migratoire et les étrangers dont les problèmes de santé nécessitent un traitement durable inaccessible dans leur pays d’origine. Les experts renoncent à renégocier la Convention de Genève pour y introduire de nouvelles catégories de réfugiés tant le résultat d’une pareille renégociation leur paraît incertain. Ils préconisent, dans l’attente d’une Convention internationale pour la protection des déplacés environnementaux, dont ils esquissent le profil dans une annexe, de créer un visa humanitaire « pour pouvoir agir dans des cas de catastrophes naturelles ».

La simplification préconisée, réduisant à 6 catégories (étudiant, vie privée et familiale, activité professionnelle, asile/apatride, humanitaire et excellence) le nombre de titres de séjour possible, s’accompagne elle-aussi d’une extension de droits. Cette extension se porte tout particulièrement sur les titres « vie privée et familiale ». C’est le cas, par exemple, des droits des conjoints de Français ou d’étrangers en situation régulière qui s’étendent au-delà du mariage aux concubins et aux pacsés ou de ceux des parents d’enfants français pour lesquels aucune condition n’est posée. De même, les étrangers confiés à l’Aide sociale à l’enfance comme mineurs non accompagnés obtiendraient de plein droit un titre « vie privée et familiale » à leur majorité. Ce serait également le cas des étrangers ayant séjourné irrégulièrement pendant dix ans ou dont l’éloignement a échoué par deux fois. Une telle mesure ne pourrait que rendre plus difficile l’éloignement.

Dans la perspective d’une relance de l’immigration professionnelle, tout étranger muni d’une promesse d’embauche dans un secteur figurant sur une liste d’emplois établie après consultation d’un Comité d’évaluation de la migration de travail aurait droit à un titre de séjour. Idem pour l’étranger qui a obtenu un diplôme universitaire en France ou qui détient un master, mais sans limitation sur les secteurs d’activité pourvu que cette promesse concerne une activité en lien avec son diplôme.

Un même titre de séjour serait attribuable aux réfugiés et aux bénéficiaires d’une protection subsidiaire ou de l’asile constitutionnel, à leurs conjoints (mariés ou non), leurs enfants majeurs ou leurs parents s’ils sont mineurs. Les experts souhaitent d’ailleurs qu’on incite les mineurs isolés à demander l’asile, ce qui réglerait d’emblée la question de la régularisation de leur situation à la majorité. Les autorités diplomatiques et consulaires seraient tenues de délivrer un visa « asile » à toute personne invoquant une raison crédible. En cas de refus et de recours gracieux, c’est l’OFPRA, une fois consulté, qui aurait le dernier mot. Il est également proposé, dans l’attente d’une solution européenne, de restreindre unilatéralement les dispositions de Dublin en permettant à l’État, de manière discrétionnaire, d’examiner les demandes d’étrangers visés par la procédure Dublin lorsqu’il s’agit de personnes vulnérables ou pouvant arguer de liens avec la France. C’est déjà un peu ce qui se fait aujourd’hui lorsque on décide de l’extinction des procédures Dublin. Ce ne serait évidemment pas de nature à freiner les mouvements secondaires à destination de la France. Enfin, en fondant l’aide médicale d’État (AME) dans la protection universelle maladie (PUMA), comme le propose le défenseur des droits, les experts espèrent « éviter l’effet de cristallisation qui résulte de l’existence d’un dispositif spécifiquement conçu pour les étrangers en situation irrégulière ». C’est si joliment dit !

La durée des titres serait de cinq ans d’emblée et leur renouvellement conduirait à un titre de séjour permanent, sauf pour les études et les motifs professionnels. La durée du titre serait alors adaptée à celle des études ou du contrat.

Que reste-il comme marge de décision à l’État ?

Pas grand-chose, si ce n’est la tentative de réexpédier chez eux ceux qui auraient échappé à la mansuétude de l’administration ou des juges qui sont sommés de personnaliser l’examen des situations individuelles - « l’administration et le juge seront tenus d’examiner l’ensemble des possibilités de délivrance d’un titre de séjour » - ce qu’ils faisaient déjà de leur plein gré (cf. Michel Bouleau, http://www.micheletribalat.fr/436796794). Si la politique d’immigration n’est plus guère de son ressort, il resterait à l’État la tâche de mettre en œuvre une politique d’intégration dont, évidemment, le rapport ne donne aucune évaluation puisque, de toute façon, la question du nombre ne compte pas.

Les experts préconisent de placer, auprès du Premier ministre, un Haut-Commissariat à l’asile et aux migrations dont la tâche serait de veiller à assurer l’homogénéité de la doctrine de ses services dans une « logique d’effectivité des droits et de sortie du non-droit ». Ce Haut-Commissariat exercerait ainsi la tutelle d’une Agence de l’asile qui prendrait en charge l’intégralité du parcours des demandeurs, fusionnant les services de l’OFPRA, ceux de l’OFII et du ministère de l’Intérieur sur l’asile, tout en restant en prise avec les collectivités territoriales, les travailleurs sociaux, les associations et la recherche. Resterait à l’OFII (lui aussi sous tutelle de ce Haut-Commissariat), rejoint par les services actuels du ministère de l’Intérieur, la gestion de la migration économique, des mesures d’intégration en début de séjour et du retour volontaire. Le ministère de l’Intérieur conserverait la mission d’éloignement et la gestion des titres de séjour. Ce Haut-Commissariat serait doté d’un comité d’évaluation composé d’experts et de partenaires sociaux chargé d’évaluer les besoins de la France en main-d’œuvre et de communiquer sur « la réalité des migrations ». Il devrait établir chaque année un rapport sur l’immigration et l’émigration. Les experts rédacteurs de cette proposition ne s’interrogent guère sur les manières d’y parvenir ni sur les outils statistiques qui permettraient d'informer sur "la réalité des migrations". Rien d’étonnant à cela quand on voit la rareté des informations chiffrées figurant dans leur rapport. Il existe bien un tableau sur l’éloignement en France en Allemagne et dans l’UE (p. 10), mais sans que soient indiquées ni la date, ni la source.

Le Haut-Commissariat serait également doté d’un service de la protection humanitaire qui superviserait l’action de commissions départementales du séjour humanitaire.

Une « politique » de l’asile sous direction européenne

Deux options sont envisagées. La première affecte à une agence de l’asile européenne l’élaboration des lignes directrices encadrant l’instruction des demandes d’asile et éventuellement la mise en œuvre des opérations de relocalisation. Les agences nationales, toutes indépendantes du pouvoir politique, reconnaitraient les décisions prises par chacune d’entre elles. La seconde option serait de disposer d’une agence unique indépendante dont les agences nationales ne seraient que les antennes.

Quoi qu’il en soit, en cas d’alerte du type de celle connue en 2015, l’agence européenne pourrait prendre la main et aurait la faculté de distribuer les demandeurs sur l’ensemble du territoire de l’UE. Si ce n’est pas possible avec tous les États, cette organisation pourrait se mettre en place dans le cadre d’une coopération renforcée.

Une gouvernance mondiale : la convention internationale de protection des déplacés environnementaux

Cette convention, dont le projet figure en annexe, si elle voyait le jour, créerait un statut légal de déplacé environnemental, qui supposerait d’établir des liens de causalité entre le déplacement et des dommages liés à l’environnement et de fixer des seuils de gravité aux impacts du réchauffement climatique. Les États seraient en cela aidés par un « appareil scientifique de référence, dans la lignée des travaux du GIEC ».

Comme on y est habitué avec ce genre de texte (cf. pacte de Marrakech), la convention s’appliquerait « dans le respect du principe d’égalité souveraine des États parties, de leur intégrité territoriale et de leur indépendance politique, tel qu’énoncé par la Charte des Nations Unies ». Rien n’est moins sûr puisqu’on apprend que, si tout État ayant ratifié la convention pourrait la dénoncer « à tout moment  par notification motivée et adressée au Comité d’experts indépendants », cet État devrait en discuter avec les autres États chargés de tout faire pour l’en dissuader. Si cette dissuasion s’avérait infructueuse et que le comité d’experts indépendants ne validait pas la dénonciation, l’État ne pourrait pas sortir de la convention. Ce comité serait composé de 17 experts « indépendants et impartiaux » renouvelé par moitié à la majorité qualifiée tous les cinq ans. Ces experts seraient choisis lors d’une des conférences annuelles, chaque candidat devant représenter au moins 5 États. Par ailleurs, c’est le comité d’experts qui proposerait un financement plancher pour chacun des États (qui seraient invités à aller au-delà) afin d’alimenter un fonds international.

Avec cette convention nous aurions franchi le stade ultime de la dépolitisation de la question migratoire, sans possibilité de retour en arrière. Tout le contraire de ce que semblent souhaiter les citoyens français. Difficile de croire que ce rapport d’experts, s’il était suivi d’effets, serait en mesure d’atteindre l’objectif affiché d’un « consensus national apaisé autour des migrations ».

[1] Cela n’a pas échappé au Monde à qui l’idée de « flux constants » plait beaucoup. https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/01/21/immigration-des-propositions-chocs-pour-simplifier-et-ouvrir-le-droit-au-sejour_6026650_3224.html. Où sont passés les décodeurs ?

Commentaires

Farhat OTHMAN

08.02.2020 18:40

On ne doit plus parler d'immigration, mais d'expatriation. C'est la fermeture des frontières qui crée la clandestinité à laquelle mon appel pour un visa biométrqiue de circulation mettra fin.

Serge Michailof

07.02.2020 11:09

Vos analyses sont toujours passionnantes et une utile désintoxication....

Derniers commentaires

28.11 | 10:40

À mon avis à la Doc de l'Ined sur le campus Condorcet ou à la BNF

27.11 | 23:14

Cette période de baisse étant due à la crise de 1929 (avec des effets sur l'emploi à partir de 1932) et à la 2e guerre mondiale.

27.11 | 23:13

Selon l'INSEE, la part des immigrés et des enfants d'immigrés augmente en France depuis 1911 (2,7%) jusqu'en 2021 (10,6%).
La seule période de baisse a été de 1931 à 1946.

27.11 | 22:57

Bonsoir

Où peut-on lire l'étude sur Crulai?

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